Antigone, insoumise et intime (3/7. Le destin)

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3ème partie : le destin

L’homme descend de l’arbre. L’homme, comme l’arbre, se définit aussi bien par ses racines ou par ses fruits. L’homme, comme l’arbre, dépend d’éléments extérieurs et intérieurs pour atteindre la maturité. L’homme ressemble à ce tronc sculpté par les épreuves s’appuyant sur ses racines et portant des fruits plus ou moins beaux, plus ou moins bons… Les ressemblances entre le monde végétal et l’homme sont infinies. De l’eau qui nourrit les racines au soleil arrosant les fruits, à l’oxygène exsudé par les feuilles, toute cette vie qui s’engouffre et circule nous rappelle de manière irrémissible la condition humaine. L’arbre est une métaphore de la famille. De la plantule aux fruits et feuilles, une métaphore de l’histoire de l’homme et de la famille se développe. Quelles fées maléfiques présidaient à la naissance de la famille des Labdacides dont descend Antigone ? N’importe quelle belle conscience de nos jours y verrait une calamité et une explication pathologique des décisions d’Antigone. Comment cette petite Antigone devient-elle ce fruit héroïque en naissant sur un tronc si plein de stigmates et  meurtrissures ? Le destin souffle et guide de manière ininterrompue et obtus cette famille et, soudain, Antigone se libère de ce carcan, libère toute sa famille de ce carcan, elle défait la camisole, et achève de congédier le destin. Quel prodige ! De loin, accrochées à leur branche, deux feuilles semblent toujours identiques, il suffit pourtant de s’approcher pour voir à quel point elles diffèrent. Lire la suite de “Antigone, insoumise et intime (3/7. Le destin)”

Antigone, insoumise et intime (2/7. Les funérailles)

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2ème partie : Les funérailles

— « Ma bien chère Ismène. Je viens ce matin te dire que je me suis occupée de tout. J’ai pris les mêmes pompes funèbres pour nos deux frères. Je ne pouvais pas choisir et comme nos frères n’ont pas laisser de dernières volontés, j’ai pris les choses en main pour que ce soit réglé au plus vite. J’ai tout de même commandé un thanatopracteur afin qu’ils soient présentables. Si tu veux aller les voir, ils seront prêts vers 15 heures. Tu n’es pas obligée. Enfin, si tu peux prendre dix minutes, ça peut être bien. Il vaut peut-être mieux garder une image d’eux heureux, enfants par exemple. J’ai pris le même modèle d’urne pour les deux. Un prêtre viendra au funérarium et fera un petit laïus avant la crémation. J’ai commandé sa venue aux pompes funèbres. Tu vois, je me suis occupée de tout. Etéocle sera enterré au cimetière qui est situé à une trentaine de minutes de Thèbes en prenant la nationale. Pour Polynice, c’est plus compliqué avec la loi de notre oncle, Créon. J’ai décidé de répandre ses cendres sur le champ de bataille comme le roi ne veut pas qu’il soit enterré. Ça fait sens, non ? Dis-moi ce que tu en penses, je ne suis pas arrêté sur ce point. » Ce portrait d’Antigone vivant au XXIe siècle livrant les dépouilles de ses frères au chargé des pompes funèbres résume le rite des funérailles de nos jours. La famille a été depuis la Révolution industrielle rendue improductive. Les funérailles ne s’inscrivent guère plus dans la tradition familiale. Le monde moderne se rassérène en employant la formule faire sens, comme la traduction de l’expression anglo-saxonne se fait entendre de nos jours, et comme il est si réconfortant de se le répéter sans que cela ait vraiment de… sens, car qu’est-ce que ces mini-sens trouvés sur le sol presque par hasard, qu’est-ce que ces sens peau de chagrin qui s’invitent sans qu’on n’y soit pour rien ou presque, sinon les résidus d’un sens passé, d’un sens commun, d’un bon sens sculpté par les siècles ? À travers la destruction de la famille, la transmission entre les générations fait défaut, le sens de nos actes se perd, il faut donc inventer du sens, il faut fabriquer du sens, il faut se donner l’illusion de vivre encore, de ne pas avoir totalement abdiqué. La supercherie s’adosse à l’ignorance, et sur ce point aussi, la filouterie ne date pas d’un jour. Le sens donné par la mort au sein de la famille, ce sens presque totalement oublié de nos jours, est rappelé par Antigone dans la pièce de Sophocle où elle se dresse comme une gardienne des valeurs qui libèrent, car elles protègent l’homme de l’animal. Antigone réaffirme ce que l’homme peut et ne peut pas ; elle s’empare d’une force destinée à nous protéger de notre volonté de puissance et à nous apprendre le temps des responsabilités ; un temps de nos jours confié à des spécialistes certifiés remplaçant de la famille, des personnes qui la composent et des liens ténus tissés entre elles par le temps.

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Antigone, insoumise et intime (1/7. La famille)

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1ère partie : la famille

Dès la première lecture d’Antigone, une ambiguïté s’installe dans l’esprit du lecteur. Antigone incarne-t-elle l’action ou la réaction ? Qu’est-ce qui meut Antigone ? La réaction n’existe jamais par elle-même alors que l’action n’a besoin de personne, elle se légitime dans l’acte. L’action inaugure toujours quelque chose. À la différence de ce qui est souvent dit ou cru, Antigone n’attend pas Créon pour être Antigone. À l’instar d’Electre pour la vengeance, de Nausicaa pour l’accueil, de Pénélope pour la fidélité, Antigone incarne le devoir. Elle est action, car elle sert : elle s’accomplit dans le devoir. Elle s’accomplit dans la servitude (feindrait-on d’oublier que servitude signifie « être esclave » ?). À la différence de ce qui est souvent dit ou cru, Antigone n’est jamais un individu. Elle ne se dresse jamais seule. Si la loi de Créon la pousse à l’action, et si celle-ci peut paraître une réaction, c’est seulement en surface, par simple chronologie.

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L’humanité de Cheyenne Carron — Réflexions sur le film L’Apôtre

Le film L'Apôtre de Cheyenne-Marie Carron
Le film L’Apôtre de Cheyenne-Marie Carron

Quelle stupeur m’a envahi un matin récent en écoutant la voix d’une jeune femme auscultée par Louis Daufresne dans son émission, Le Grand Témoin, sur Radio Notre-Dame. J’allais apprendre que cette jeune femme s’appelle Cheyenne Carron. Chrétienne, elle a réalisé un film, L’Apôtre1, l’histoire d’un musulman touché par la grâce qui décide de se convertir au catholicisme et doit subir les outrages de ses proches.

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Actualités de l’humilité

La vision humaine de l’humilité est à l’image de la vison humaine de l’amour, réduite. L’humilité doit exercer son magistère en tout temps et en tous lieux. L’humilité n’admet pas que l’on choisisse si elle doit s’exercer. L’humilité demande ainsi une infinie disponibilité et une infinie vigilance. Elle demande, un terme qui a presque disparu de notre langage moderne, la docilité. La docilité a longtemps été la première pierre de l’éducation. La docilité enfermait et guidait la volonté en la forçant à s’appliquer avec discernement et pour la cause d’une vie. La docilité de caractère requiert un entrainement assidu, comme l’humilité. La docilité est le lieutenant de l’humilité. Elle est aussi son intendance, ce qui n’est pas antinomique avec le rang d’officier subalterne.

La docilité est souvent la première marche permettant d’accéder à la disponibilité et à la vigilance. Être docile oblige à être aux aguets. Être docile facilite tellement la vie. Être docile de nos jours est la première réaction à la dictature du monde moderne. Parce que la docilité empêche la revendication et condamne le narcissisme. On n’image pas à quel point la docilité permet d’accomplir de grandes choses.

Pour accéder à l’humilité, il faut nier l’égo. Quel écho une telle phrase peut-elle avoir à notre époque ? Nier l’égo ? Ou encore, prendre en considération l’égo pour mieux l’humilier ? Quelle folie ? Comment dire à notre époque qu’être humilié est la route la plus sûre vers l’humilité ? Je me souviens d’études de Françoise Dolto à ce sujet. Bien loin de l’image véhiculée sur Dolto par ses thuriféraires. Dolto louant certaines formes d’humiliation pour atteindre un état « supérieur », un état où l’être se détache de son image ; où l’être domine et assujettit son image. Et bien sûr, Françoise Dolto louait cette forme d’éducation chez l’enfant. Qu’était-ce que le bonnet d’âne ? Qu’était-ce que le coin ? Ces pratiques d’un autre âge comme on dirait de nos jours, n’étaient-elles pas avant tout la possibilité pour l’enfant de se repentir, et, de se repentir face aux autres ? Il n’existe pas d’humiliation vécue dans la solitude. L’égo s’apaise quand il s’affronte à l’intimité.
« Je rends grâce à Dieu de n’avoir jamais eu, à cause de ma science, du haut de ma chaire de maître, à aucun moment de mon activité professorale, un mouvement de vain orgueil qui ait soulevé mon âme du siège de l’humilité. » Le plus sûr chemin vers la sainteté, c’est-à-dire le plus sûr chemin vers l’état qui nous est demandé par Dieu, est l’humilité. Celui qui prononce ces paroles montrait dans sa vie une humilité toute naturelle. Un jour de l’année 1257, alors que sa célébrité pourrait le gonfler d’orgueil, Saint Thomas d’Aquin, frère Thomas donc, est de passage dans un couvent à Bologne. Il rend quelques services. Il n’hésite pas à faire toutes sortes de tâches. Il est disponible ; il existe une libération de l’âme à être disponible, à baigner dans la docilité. Un religieux de passage dans le monastère le voit et lui intime l’ordre de le suivre. « Le prieur vous demande de me suivre ». Frère Thomas s’exécute. Il s’harnache des affaires du religieux, certaines dans la carriole qu’il commence à traîner, le reste sur son dos. Frère Thomas est de bonne constitution, mais la charge s’avère tout de même bien lourde. Il besogne. Le prieur a dit : « Prenez le premier frère que vous trouverez ». Frère Thomas a paru au religieux comme la personne idoine pour l’aider. Le religieux est pressé, il rabroue frère Thomas qui peine à tout porter et à avancer à vitesse raisonnable. Frère Thomas montre de la docilité dans l’effort, mais il montre aussi une grande docilité face aux reproches du religieux. En ville, la scène du religieux rabrouant le frère est comique. Les gens se moquent de cette caravane sur son passage. Mais soudain, un murmure parcourt la foule. Il se répand comme une trainée de poudre. Le murmure est un nom. Un bourgeois se fend d’éduquer le religieux. Le frère que vous malmenez est… Le religieux se roidit un peu plus, si c’était possible. Il n’ose se retourner. Il n’ose faire face à sa victime. L’ombre de frère Thomas le surplombe, mais cette ombre n’a pas de sens, frère Thomas ne surplombe personne par son ombre. Frère Thomas est à l’arrière souriant, presque placide, il a eu le temps de reprendre son souffle. Le religieux s’approche de lui et lui demande de lui pardonner, il continue d’agiter l’air avec ses bras, mais cette fois pour créer une intimité avec frère Thomas, quand auparavant il n’avait eu de cesse de montrer ostensiblement l’écart existant entre lui et ce frère de petite condition. Il s’approche de lui, lui touche l’épaule, chacun peut voir qu’il n’y a aucune animosité entre eux, qu’il respire au contraire une forme de connivence entre eux. Frère Thomas, dupe de rien, acteur de tout, répond au religieux qui venait de lui glisser qu’il aurait dû déclarer son identité, et l’instruire de sa qualité, qu’il n’était pas question de désobéir au prieur. Comme la foule ne cessait de murmurer contre le religieux, frère Thomas affirma qu’il était là de son plein gré, qu’il acceptait cette charge sans maugréer, qu’il n’y avait là aucune raison de s’emporter contre qui que ce soit, que l’obéissance était la condition sine qua non de la foi. Obéir à son prieur, obéir par amour pour Dieu. Rien ne coûte que de sortir de cette voie ; la voie de l’amour de Dieu.
L’amour de Dieu prend tout son sens dans l’obéissance de l’homme. Que l’homme vienne à déroger à cette douce loi et plus rien n’existe que le monde moderne. Sans docilité, sans humilité. Sans amour.

Lettre à mon ami Alvaro Mutis

Un jour des années 90, nous marchions dans la rue, nous sortions de l’hôtel des Saints-Pères, et Alvaro Mutis1 s’arrêta net. Nous étions presque au coin de la rue de Grenelle, et il me dit : « Emmanuel, j’ai l’impression que nous avons marché ainsi ensemble il y a bien longtemps dans une rue de Cadix. Et nous tenions la même discussion. » J’avoue ne plus me souvenir de nos propos. Je suis certain que si Alvaro Mutis était encore de ce monde, lui s’en souviendrait.

Alvaro Mutis entretenait une relation particulière à la vie. Il vivait en maniant le souvenir et la réalité immédiate. Il posait toujours un pied dans l’un et un pied dans l’autre. Chez lui, ces deux mondes ne se quittaient pas, ils se trouvaient proches, allaient de conserve, comme des siamois, comme une vie à sens unique, pour le meilleur. Alvaro Mutis vivait sa vie et d’autres vies, des vies qu’il avait vécues auparavant, ou qu’il vivrait plus tard. Alvaro Mutis vivait surtout, à tout moment, accompagné d’un jeune garçon, cet encore enfant s’appelait Alvarito, il était de tous nos rendez-vous. Carmen, l’épouse d’Alvaro, acceptait sa présence même si ce n’était pas son fils. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme Alvaro Mutis. Je veux dire que la présence de lui, sa présence enfant à côté du même adulte d’un âge certain avait quelque chose de terrifiant et d’intrigant. Je le lui ai dit souvent. Je lui ai dit que Bernanos, qu’il affectionnait, devait aussi vivre ainsi avec la rémanence incarnée de soi jeune à ses côtés.

Je viens ici raconter ce que je connais d’Alvaro Mutis, de Maqroll el Gaviero et de quelques autres… Ces dernières années ont été lentes et longues. Nous correspondions beaucoup moins. Il n’écrivait plus. Il n’écrivait plus depuis si longtemps. Les tremblements avaient pris le pas. Une certaine vacuité aussi. Tout était voué à disparaître comme la souche de l’arbre mort disparu en une semaine dans la fournaise humide de l’Amsud. Tout devait passer, et ce spectacle de la vie en action n’aura cessé d’émerveiller Alvaro Mutis tout au long des quatre-vingt-dix années qu’il a passées sur cette terre.

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L’abandon de Benoît XVI

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“Eli, Eli lama sabachtani ?” 1 Lorsque Benoît XVI signifie, en quelques mots simples, qu’il renonce à la fonction de pape, c’est un tremblement de terre qui secoue le monde et qui frappe les catholiques. Les bruits les plus farfelus courent et chacun de s’interroger sur les causes de cette décision qui, même si elle n’est pas unique, provoque la stupeur. Personnellement deux sentiments m’habitent : l’abandon et la tristesse, son poisson-pilote, pour ne pas dire la désolation. L’abandon ressemble à un écho qui ne cesse de se reproduire et de s’amplifier, comme une plainte entêtante.

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La mort de l’intimité

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Partout, sur Internet, dans les journaux ou à la télévision, l’expérience personnelle s’affiche, s’exhibe et se veut référence. Cette indécence repose sur une inversion des valeurs. Elle se fonde surtout et partout sur l’idée du même. L’idée du même pense : “J’ai vécu cela, mon expérience reflète un sentiment universel. Je veux dire ce que j’ai vécu. Je me pose en témoin incontournable”. C’est confondre l’universel et le général. Ce qui est oublié, incompris, c’est la différence qui réside entre chaque homme ; et chaque homme est singulier. Non pas singulier par ses orientations sexuelles ou par ses manies, mais intrinsèquement. Voilà bien un vieux concept neuf au début du XXIe siècle. Par son expérience, par sa culture et par sa nature, chaque homme montre une facette de l’Homme, et chaque facette est singulière. Créer à l’image de Dieu. Or il nous est impossible, sinon en regardant les hommes et en les considérant comme tous singuliers, d’embrasser Dieu. L’oublie de Dieu ramène au même. Chacun y va de sa contine qui, même si elle peut dire le tragique d’une existence, n’est qu’une contine car elle ne commence même pas à dire le tragique de l’Homme.

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Témoignage chrétien

Lorsque j’ai commencé ce blogue, très vite m’est venue l’idée d’écrire sur la liturgie. Non pas pour revendiquer un statut de spécialiste, mais pour partager mon expérience au sujet de ce qui représente le coeur de la vie d’un chrétien. Il y avait donc deux routes qui devaient se fondre : Il fallait raconter la messe (et ses bienfaits), et ensuite confier le cheminement qui l’avait révélée.

Partie 1 : Quelle messe pour quelle Église ? – Devant l’église

Prêtres en soutaneDurant l’année 1987, je crus que mon heure était arrivée. Ma vie s’effondrait. La vie ne s’effondre jamais, je mettrai quelques années à le comprendre ; ou elle s’arrête, ou elle se transforme. Ma vie se transformait donc, violemment, intensément, elle me proposait l’enantiodromos comme disent les Grecs. L’enantiodromos est cette route qui se fend, qui se sépare, qui devient deux, et nous place face au choix. L’enantiodromos m’a permis de comprendre ce qu’était la liberté. C’était une situation inédite, j’allais m’en rendre compte. Ce croisement où la vie prend une tournure tout à fait inattendue marque le passage de l’enfance à l’âge adulte. Ce moment n’a pas d’âge. Je veux dire que l’on peut le vivre à tout âge. Ce qu’il ne faut pas c’est ne pas le vivre. Ne pas comprendre ce qui différencie la liberté vécue pendant l’enfance de la liberté choisie à l’âge adulte. Parce que le choix fait, nous devenons un autre ; l’expérience nous révèle et donne un cadre et des fondations à la personnalité.

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