Antigone, insoumise et intime (7/7. L’amour)

7ème et dernière partie : L’amour

Le désir d’Antigone est familial, elle ne veut pas laisser son frère sans sépulture ; Créon, lui, désire s’affirmer en tant que roi et montre son pouvoir. Antigone privilégie les liens familiaux qui incarnent l’amour et révèlent un être. Créon assoit son pouvoir en signant un acte de loi qui doit établir son autorité. Un même mot caractérise leur action : le désir. Mais le désir ne reconnaît pas le désir chez l’autre, on pourrait croire, surtout si l’on est tenté d’aduler le désir pour lui-même, que le désir adoube tout désir qu’il rencontre. Entre Créon et Antigone, c’est la mesure des désirs qui compte. Face à face, Antigone et Créon vont augmenter la mesure de leurs désirs à l’adversité qu’ils rencontrent. Mais la source du désir d’Antigone est-il encore compréhensible de nos jours ? En effet, le désir d’Antigone, ce désir qui se fonde sur la justice, justice faite et rendue à la dépouille de son frère et aux dieux, ce désir prend tout son sens, car il est communautaire, il s’inscrit dans une cité et dans une famille, vision réduite de la cité, et dans une croyance, Antigone s’adosse aux dieux pour interpeller Créon. Antigone n’exprime pas un désir personnel, elle défend une loi éternelle, elle défend son devoir à le dire, à le clamer devant n’importe quel pouvoir qui se croirait au-dessus d’elle. Depuis quand n’entendons-nous plus qui que ce soit s’ériger dans l’espace public pour clamer son devoir au prix de sa vie ? Le pire ? Nous nous sommes habitués à ce silence, cette résignation, les lois transcendantales ne nous disent plus grand-chose, donc rien ne vient surplomber et donc corriger les lois qui passent devant nous et nous encerclent comme des détritus dans un courant d’eau. Les communautés qui fortifiaient l’individu au sein d’un espace qui le protégeait et lui permettait de grandir ont volé en éclats. L’individu ressemble maintenant à un électron fou qui ne peut se construire que des bourrasques de vent qui l’épuisent et le déboussolent sans cesse et effacent jusqu’au goût du sens à donner à sa vie. La vie sociale repose sur le droit et le droit seul, mais en un lieu sans géographie composée de gens hors sol tous les droits se valent et se concassent dans un odieux capharnaüm. Créon a le pouvoir. Antigone est la fille d’Œdipe. À une époque où il ne s’agit plus que d’avoir, de posséder, d’acquérir, Antigone pèse — puisqu’il faut évaluer — bien peu. La destruction méthodique de toute métaphysique s’apparente à un crime contre l’humanité. Peut-être le plus grand que le monde a connu. Puisque d’un clic, je peux tout acquérir je n’ai plus besoin que de connaître mon désir pour le rassasier. On comprend aussi que ce désir individuel que plus rien ne protège de son appétit n’accepte aucune limite et surtout pas celle posée par autrui ; alors entre en jeu l’envie, le désir dévoyé, avili.

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Antigone, insoumise et intime (5/7. L’autorité)

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5ème partie : L’autorité

Dans la Grèce antique, les hommes se connaissent et se reconnaissent dans le regard de leur famille, de leurs proches, de leur communauté. Les femmes se réservent le miroir qui est parti de la beauté, de la féminité, de la séduction. Le reflet est partout. « Là n’est pas de lieu qui ne te voit » écrit Rilke. Peut-on exister sans reflet ? Peut-on avoir conscience sans se connaître ? L’homme ne doit pas se voir dans le miroir de peur d’être absorbé par son image. Cette image qui réussit à nous faire oublier que nous sommes là. Si l’on pense ce que l’on voit, on l’entend, cela résonne en nous, et on le rêve aussi. Notre image nous échappe dès que nous la voyons. Ainsi la femme s’ajuste dans le miroir quand l’homme pourrait y perdre ses fondements. Le rêve, binôme de la mémoire, dissimule le temps et l’engourdit. Qu’a-t-on vu et quand ? Le regard et le reflet et l’imaginaire s’interpénètrent et ne peuvent être dissociés. Voir et se connaître se confond chez les Grecs. Voir, se connaître… mais pas trop, car si l’homme est une merveille, dans le sens d’un incident, d’une fracture fascinante, il recèle aussi sa propre terreur, il s’extermine et se torture, et il est bien le seul « animal » dans ce cas.

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Qu’est-ce qu’être hors-sol ?

L’exemple le plus éclairant concernant la nature humaine se trouve dans le Nouveau Testament quand Pierre et Jésus-Christ parlent ensemble et que Pierre insiste auprès de son maître pour qu’il croie sa dévotion tout à fait sincère. Ainsi, Jésus lui annonce que le coq n’aura pas chanté qu’il l’aura renié trois fois. Le premier endroit d’où parle tout homme est celui-ci : sa faiblesse. La prise en compte des limites de chacun, non pas toujours pour s’y résoudre, mais aussi pour les surmonter, oblige à raisonner à partir de ce que l’on est et non pas à partir de ce que l’on croit être. Tout homme qui ne connaît pas ses faiblesses, qui les oublie, qui ne les prend pas en compte est hors-sol comme on a pris l’habitude de le dire de nos jours. Hors-sol signifiant que l’on est nourri par un pâturage qui n’est pas le nôtre, que l’on renie son pâturage pour trouver tout autre pâturage que le sien meilleur, car autre. Hors-sol signifie aussi que les propos reçus pourraient être obtenus partout ailleurs dans le monde sans que cela pose problème, ces propos étant sans racines, traduisible en toute langue et exportable tel un « framework » en informatique. La formule « hors-sol » interdit de répondre à la question « d’où parles-tu ? » et la première formule aime à brocarder la seconde comme identitaire ou d’« extrême-droite ». À force d’avoir voulu esquiver cette question, on l’a anéantie. À l’avenir il ne sera plus possible de demander d’où l’on parle, car on aura atteint un tel niveau d’abstraction et de déracinement que cette question n’aura même plus de sens.

Antigone, insoumise et intime (6/7. La vocation)

 

Que d’histoires au sujet de l’identité ! Le mot n’apparait ni dans l’épopée grecque ni dans la tragédie. L’identité à l’époque d’Antigone s’adosse à la lignée et à l’appartenance à une cité. L’identité s’imprégnait de l’enracinement. La famille et la cité rassemblaient sous un étendard virtuel l’intégralité de ce que l’autre devait savoir de soi lors d’une première rencontre. Pendant l’antiquité, personne ne clamait son identité ni ne la promulguait, et nul ne décidait de son identité. Il ne s’agissait pas de mettre un costume. Les hommes relevaient de leur identité. L’identité s’apparentait à une charge, on se devait d’en être digne. Elle statuait l’être et le devenir. L’époque moderne en a fait un enjeu, car elle a transformé l’identité en avoir, une sorte d’acquis dont on peut s’affubler ou se départir. Dans son fantasme moderne de croire que l’on peut tout choisir tout le temps, l’époque moderne a remplacé avec une méthode implacable l’être par l’avoir. Pourtant cette logique, cette idéologie a ses limites : certaines choses ne se peuvent acquérir, parmi elles : l’altérité. Vivre son identité, être ce que l’on est, habiter son nom, permettre l’intimité et donc la connaissance et l’approfondissement de son être, voilà les conditions sine qua non d’une rencontre avec l’autre. La première différence entre Créon et Antigone se situe à cet endroit précis, le terrain sur lequel se bâtit le combat, Antigone préserve ancré en elle ce don des anciens, des dieux, cet enracinement qui définit l’autorité à laquelle elle s’adosse pour tenir tête à cet homme, son parent, le roi, qui épouse la volonté de puissance et se trouve aveuglé par elle jusqu’à ne plus entendre que sa propre voix, son écho. Lire la suite de “Antigone, insoumise et intime (6/7. La vocation)”

Antigone, insoumise et intime (3/7. Le destin)

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3ème partie : le destin

L’homme descend de l’arbre. L’homme, comme l’arbre, se définit aussi bien par ses racines ou par ses fruits. L’homme, comme l’arbre, dépend d’éléments extérieurs et intérieurs pour atteindre la maturité. L’homme ressemble à ce tronc sculpté par les épreuves s’appuyant sur ses racines et portant des fruits plus ou moins beaux, plus ou moins bons… Les ressemblances entre le monde végétal et l’homme sont infinies. De l’eau qui nourrit les racines au soleil arrosant les fruits, à l’oxygène exsudé par les feuilles, toute cette vie qui s’engouffre et circule nous rappelle de manière irrémissible la condition humaine. L’arbre est une métaphore de la famille. De la plantule aux fruits et feuilles, une métaphore de l’histoire de l’homme et de la famille se développe. Quelles fées maléfiques présidaient à la naissance de la famille des Labdacides dont descend Antigone ? N’importe quelle belle conscience de nos jours y verrait une calamité et une explication pathologique des décisions d’Antigone. Comment cette petite Antigone devient-elle ce fruit héroïque en naissant sur un tronc si plein de stigmates et  meurtrissures ? Le destin souffle et guide de manière ininterrompue et obtus cette famille et, soudain, Antigone se libère de ce carcan, libère toute sa famille de ce carcan, elle défait la camisole, et achève de congédier le destin. Quel prodige ! De loin, accrochées à leur branche, deux feuilles semblent toujours identiques, il suffit pourtant de s’approcher pour voir à quel point elles diffèrent. Lire la suite de “Antigone, insoumise et intime (3/7. Le destin)”

Actualités de Louis-René des Forêts

Par ce dimanche pluvieux, en relisant les notes prises en marge du merveilleux Ostinato, cette pépite au milieu des pépites :

Ne voilons pas nos figures avec nos mains. Il n’y a plus de lieu à vénérer, nul acte de gloire ni d’intelligence pour absoudre un monde séduit par la force étendant partout sa souillure, et qui aura relevé sèchement ses ruines comme on refuse la faute avec le sourire rusé des affaires.

Le destin de Charlie

dessin soldat

« L’ennemi te limite donc te donne ta forme et te fonde ». Cette phrase de Saint-Exupéry exprime assez bien notre condition à la fin de cette première semaine de l’année 2015. L’ennemi m’oblige à évoluer selon ses codes, à l’intérieur d’un espace qu’il a circonscrit. Je suis d’abord prisonnier. Il choisit le terrain et m’astreint à y rester confiné. Des deux données humaines immuables, l’espace et le temps, il m’ôte l’espace. Ôter l’espace au temps c’est un peu ôter Laurel à Hardy. L’autre unité continue de vivre, mais elle est défigurée. Elle a perdu l’équilibre offert par l’altérité de son conjoint. Le temps n’est pas le même suivant l’espace dans lequel il évolue. La géographie accomplit le destin avec une mesure aussi précise que le sablier. Lire la suite de “Le destin de Charlie”

Sur les états totalitaires

« Les états totalitaires, qui usent alternativement du mensonge et de la violence (le mensonge pour couvrir la violence et la violence pour faire taire ceux qui découvrent le mensonge), doivent la majeure partie de leur succès au fait d’avoir paralysé les forces de réaction contre l’imposture et contre le mensonge. Ceci au plan moral. »

Dom Gérard in Demain la chrétienté

Simone de Beauvoir sur la vie humaine

« Déclarer que la vie est absurde, c’est dire qu’elle n’aura jamais de sens. Dire qu’elle est ambiguë, c’est décider que son sens n’est jamais fixé, qu’il doit toujours être gagné.* »

Formidable déclaration d’impuissance drapée dans une expression de la volonté de puissance ou comment l’envie doit régler, régenter la vie. Cette phrase est bien sûr un manifeste révolutionnaire. Simone de Beauvoir définit la lutte des classes et toutes les actions de la gauche depuis la Révolution française : l’envie comme acte de foi. L’envie est toujours fille de l’immanence. Simone de Beauvoir nous dit : « Dieu est mort, sachons à présent que nous sommes maîtres de nos vies et qu’elles s’accomplissent dans l’action. » En agissant ainsi Simone de Beauvoir fait fi de la religion mais aussi de la philosophie antique, elle affirme que la lutte permanente est la seule voie. Cette lutte permanente est entretenue par l’envie ; l’envie a cette force immarcessible, elle se nourrit aussi bien de ses défaites que de ses victoires. C’est la force maléfique par excellence. Elle affronte la vie.

La philosophie de la vie de Simone de Beauvoir est adulescente comme dirait Tony Anatrella, et de fait, elle est une négation de la vie car elle nie sa qualité et son épaisseur pour la résoudre en une lutte permanente et pathétique.

On y voit aussi la forme du modernisme. Cette action devient immédiatement une négation de la vie intérieure. Ou plutôt elle se veut un remplacement à la vie intérieure car il est fréquent d’entendre, par un spectaculaire retournement de sens, que l’action est la vie intérieure du militant. On comprend aussi que cette déclaration ne souhaite en rien trouver une solution, l’apaisement serait sa fin. Elle ne se complait que dans le vacarme et la violence.

*Une Ethique de l’ambiguïté.