Antigone, insoumise et intime (5/7. L’autorité)

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5ème partie : L’autorité

Dans la Grèce antique, les hommes se connaissent et se reconnaissent dans le regard de leur famille, de leurs proches, de leur communauté. Les femmes se réservent le miroir qui est parti de la beauté, de la féminité, de la séduction. Le reflet est partout. « Là n’est pas de lieu qui ne te voit » écrit Rilke. Peut-on exister sans reflet ? Peut-on avoir conscience sans se connaître ? L’homme ne doit pas se voir dans le miroir de peur d’être absorbé par son image. Cette image qui réussit à nous faire oublier que nous sommes là. Si l’on pense ce que l’on voit, on l’entend, cela résonne en nous, et on le rêve aussi. Notre image nous échappe dès que nous la voyons. Ainsi la femme s’ajuste dans le miroir quand l’homme pourrait y perdre ses fondements. Le rêve, binôme de la mémoire, dissimule le temps et l’engourdit. Qu’a-t-on vu et quand ? Le regard et le reflet et l’imaginaire s’interpénètrent et ne peuvent être dissociés. Voir et se connaître se confond chez les Grecs. Voir, se connaître… mais pas trop, car si l’homme est une merveille, dans le sens d’un incident, d’une fracture fascinante, il recèle aussi sa propre terreur, il s’extermine et se torture, et il est bien le seul « animal » dans ce cas.

L’autorité représente cette limite, cette frontière invisible, cette force surprenante qui retient l’homme de cesser d’être un homme, car il n’y a pas de plus grand péché pour le Grec de l’antiquité que de succomber à la sauvagerie, de l’appeler de ses vœux, de s’y laisser guider et mener, d’y prendre goût. L’amartia grec deviendra bientôt le péché, en continuant d’être la faute, l’erreur, le manquement. Se connaître, mais pas trop, constitue le masque de l’identité à l’époque de la Grèce antique. Il faut se connaître, s’aborder, se définir et s’« individuer » pour être ; mais que signifie être ? sinon discerner, ajuster et conjuguer sa nature à son éducation. À notre époque qui juge le passé, il est devenu presque interdit de dire le lien qui nous rattache à l’homme ancien. Se connaître, mais pas trop, qu’est-ce à dire ? Ajuster nature et culture, équilibrer la balance entre ce que nous sommes, ce que nous devenons et ce que nous étions. Pourquoi le passé ? Parce que nous sommes un concentré, et nous sommes moins, a priori, que les éléments qui nous constituent. Trop souvent cette équation est omise de nos jours, ou minimisée, ce qui revient au même. Les mécanismes propres à notre époque exonèrent l’homme de sa mémoire, après tout, ne dispose-t-il pas de la technique, mémoire incommensurable ? Qu’a-t-il besoin d’une mémoire à soi ? Si le besoin nous prend de vouloir nous souvenir, ce qui équivaut à vouloir savoir, il n’est besoin que de taper dans un moteur de recherche. Pratique, facile, simple, rapide ; la mémoire et ses multiples ramifications ne peut rivaliser une seule seconde, sans compter que notre mémoire n’est jamais sûre de se rappeler ni de ce dont elle se rappelle ! Je parle ici de la mémoire que nous nous constituons, celle qui est donnée et passée au tamis de notre nature et qui se sédimente au fil de notre vie. Si je ne suis pas armé de cette mémoire propre, seulement muni de la mémoire des autres, généreusement ou intéressement offerte sur Internet, quel sens peut avoir ma vie ? Un sens emprunté dans tous les sens du terme. Le sens, ou le manque de sens naissent de l’interpénétration de la nature et de la culture. Les deux ne cessent de se toiser et de s’amadouer, de se donner l’un à l’autre pour mieux se reprocher leur existence respective. La négation de la nature par la technique donne aux projets modernes, et cela pour la première fois dans l’histoire de l’homme, le pouvoir et l’autorité. Tout au moins le croit-il.

Créon domine et maîtrise son rôle dès il est intronisé. Tout au moins le croit-il. En fait, le pouvoir de Créon décroît à l’instant où il devient roi. Combien d’hommes politiques se sont ainsi fourvoyés se croyant arrivés ? Le pouvoir tant désiré pouvait commencer à les dévorer. Le monde ne repose pas sur l’avoir, mais sur l’être. Créon ne le découvrira qu’à la toute fin de la pièce. Antigone le sait dès le premier mot de la tragédie. Il ne suffit pas d’avoir pour devenir. Il s’avère même utile de ne pas posséder pour être pleinement. La possession nous oblige à passer dans une autre dimension et nous dépossède de notre richesse intérieure. La métamorphose n’est pas forcément positive. Le projet moderne qui ne cesse de s’enchanter des progrès de la technique ne réalise pas qu’il n’y a là aucun enchantement. Ainsi l’homme croit découvrir un secret quand il est le secret, et il oublie qu’il l’est quand il le découvre. Esquisse-t-on une explication aux formules de Delphes ? Ainsi la transmission est devenue une option à cocher puisque ma possession ne peut être partagée. Mais, ô miracle, je peux partager ce que je suis. Il est un moment étonnant dans toute vie de tout homme : la traversée qui nous mène à nous-mêmes. Comme s’il fallait traverser une membrane pour être soi, pour se rapprocher de soi, pour établir une intimité avec soi ; pour avoir un début d’idée de qui nous sommes. Notre vie est une autre vie ; comme une vie parallèle. Nous voyons bien à quel point il nous aurait fallu réagir autrement pour comprendre un instant ; à quel point notre vie a bifurqué ; que tout ce à quoi nous accrochons n’a tenu qu’à un fil. Une membrane nous sépare d’une autre vie, de l’autre vie, de notre vie. Ce qui nous appartient compte moins que ce que nous sommes et nous avons tort de croire, sous l’aile de l’envie, que ce qui nous appartient peut définir ce que nous sommes. Nous sommes toujours un devenir. C’est ainsi que le fils respecte toujours son père qui est plus que lui, même s’il possède infiniment moins. Le devenir impose le respect. Mais le devenir oblige à se déposséder, car il force au relâchement, il refuse la réaction qui est une extraction du social et n’offre que le communautarisme, et il vit son identité en soutenant ce qui précède et en appréhendant ce qui vient. Le devenir, c’est Hémon, le voici venir face à son père qui voue sa fiancée à la peine de mort pour avoir enterré son frère proscrit. Le coryphée l’annonce : « voici Hémon, le dernier né de tes enfants. Vient-il parce qu’il pleure le destin d’Antigone, la tendre enfant qui devait être sa femme et qu’il souffre intolérablement d’être frustré de ce mariage ? » Hémon arrive en traversant la membrane, c’est-à-dire qu’il prend sur lui ; il est difficile à notre époque de comprendre que le contrôle de soi, l’endossement de la faute que l’on ne pense pas de soi, mais de l’autre, et qui forcément est aussi de soi, forcément car j’ai déjà commis ce genre de faute, cette faute ne m’est pas inconnue, cet endossement de la faute qui même si elle n’est pas de soi, aurait pu l’être, l’endossement donc, de la possibilité de l’exposition de ma faiblesse, moment d’humilité intense et prodigieux, transgresse mon moi et l’oblige à sortir de son confort, cet endossement provoque, sans même que j’ai à l’appeler de mes vœux ou à le rechercher, la traversée de la membrane, cette métamorphose qui me permet d’être un peu plus que moi. Hémon ne voulait pas fuir. Il est courageux et s’est bien battu pour la libération de la cité. Il n’a jamais eu d’aigreurs vis-à-vis de son père. Il est facile de comprendre qu’il est un bon garçon, un fils attentif qui n’a jamais posé de problème particulier. Un fils qui vient plaider la cause de sa fiancée devant son père qu’il respecte plus que quiconque. Créon amouraché de la force qu’il croit tenir dans sa main le provoque tout de suite. Il n’aura plus jamais d’interlocuteur aimable : « Ce qui allait être ta femme, tu n’es quand même pas là pour te déchaîner contre ton père ? » Et puis cette phrase étonnante, montrant Créon entre deux eaux, pas tout à fait roi, encore père : « Toi, au moins, n’es-tu pas liée à moi en toutes circonstances quoi que je fasse ? » Une phrase préméditée ; prescrite par le père au roi : « Toi, au moins, n’es-tu pas lié à moi en toutes circonstances, quoi que je fasse ? » Un blanc-seing. Créon ne cesse d’être aux abois, il l’est du début à la fin de la tragédie. Il l’est avec des personnes éloignées de lui comme avec des gens proches. C’est le fait des gens qui ont peur, qui ont troqué la liberté pour le pouvoir, il ne cesse d’avoir peur de leur ombre et ils pensent tisser des liens, créer une intimité avec le premier venue ou le plus proche parent, sans vergogne, car ils sont démunis. Créon se révèle d’une terrible fragilité. Hémon arrive, le Coryphée, gentil organisateur, l’annonce prudemment, et Créon commence à se défendre c’est-à-dire à attaquer. La réaction est omniprésente. Nous sommes des robots, pas seulement Créon, pas seulement le coryphée, pas seulement Hémon… Nous sommes tous des robots ! Nous ne savons rien et nous nous vantons de tout ! Ah, il n’est de merveille que d’hommes, mais quelle merveille ? Qui sommes-nous ? Devenir qui nous sommes, passer la membrane, n’exige pas la révolution, mais la métamorphose. Passer la membrane astreint le passeur. La membrane l’oblige à avaliser un autre soi. Et cet autre est un tout autre ; loin de l’autre exotique idéalisé. Passer la membrane vérifie la métamorphose qui enfle en chaque homme souvent sans qu’il la comprenne et l’affirme.

Hémon arrive, il a peut-être des idées en tête, il peste contre son père, car on l’a informé de son projet contre Antigone, mais Hémon ne veut pas céder à ce qu’on lui a dit, il vient voir son père, parce que se confronter à son père c’est se voir, se connaître et se comprendre. Il arrive. « Père, je suis à toi. Tu as des principes excellents qui me tracent le chemin que je suivrai, car je n’aurai aucune raison de préférer un autre mariage, puisque tu es mon guide avisé. » Hémon est le plus jeune de sa fratrie et il montre tout de suite, dès sa première phrase, son amour pour son père, son profond respect, son acceptation de sa décision. Créon pourrait alors, rasséréné, s’entretenir avec son fils, déposer les armes et avoir une discussion apaisée, bien au contraire il va montrer son vrai visage, non pas celui du père aimant, mais celui du dictateur : « voilà en effet mon fils, ce dont ton cœur doit être pénétré : suivre en tout point sans broncher la décision de ton père. » Créon continue perfide : «  À cause du plaisir que tu prends avec une femme, sache bien que l’étreinte est froide, lorsqu’une méchante femme partage ton lit dans ta maison. Quelle blessure plus grave que d’avoir le mal chez soi. » Créon excite alors une autre qualité, mais sans le vouloir cette fois : « Dans toute la ville, elle désobéissait ouvertement, je ne vais pas me déjuger moi-même devant la ville, comme si j’avais menti. » L’orgueil étouffe Créon. Perdrait-il vraiment quelque chose à accepter de s’être trompé ? Ne pourrait-il passer pour un roi intelligent et bienveillant en reconnaissant son erreur ? Créon ressemble au poisson qui a juste goûté l’appât, il se débat et s’arrache la moitié de la mâchoire par peur, et par envie ; par peur de l’avis des autres. Par envie d’un modèle de roi qui dirige tout d’une main de maître sans jamais écouter personne. « Je la mettrai à mort. Que là-dessus, elle chante un hymne à Zeus, le dieu du sang familial ! » Créon rêve d’ordre, d’un ordre qui n’a jamais existé, ni à Thèbes, ni ailleurs. Un ordre de robots. Il finit sa diatribe avec la place de la femme dans la société : « Et jamais à aucun prix n’avoir le dessous devant une femme. Car il vaut mieux, si jamais il le faut, tomber du fait d’un homme. Plutôt que de passer pour moins fort qu’une femme. » Hémon répond à son père armé toujours du plus profond respect et ne désirant pas s’interposer ou prendre parti. Il tente de placer le débat sur un autre plan. Il veut donner une nouvelle perspective au dialogue. Il veut faire entendre à son père que le peuple n’est pas d’accord, que le peuple voudrait voir un peu de clémence chez son roi, que les lois de la famille auxquelles a répondu Antigone valent aussi d’exister et d’être prises en compte, et surtout, il dit à son père qu’on ne gouverne pas seul : « Ne va pas garder dans ta tête une seule idée : que rien n’est juste que ce que tu dis, comme tu le dis. Quiconque pense de lui-même qu’il est seul raisonnable, ou qu’il a une langue ou une sensibilité que n’a personne d’autre, ceux-là, quand on ouvre, on voit qu’ils sont vides. » Hémon cherche à offrir une alternative à son père en lui laissant entendre les bruits du peuple. De son peuple. Il le fait avec élégance et sobriété. Créon s’est trop enivré de sa colère et Hémon le lui dit : « Donne du champ à ta colère, permet lui de se renverser ! » Même le Coryphée se met à balancer dans le sens de Hémon et s’ouvre à Créon de la possibilité qui lui est octroyée et l’intime de la saisir. Mais comme Créon s’entête, la suite du dialogue avec son fils devient tumultueuse. Hémon s’emportera devant le durcissement de son père. Créon s’entêtera plus encore. « Je te verrais bien gouverner tout seul un pays vide ». Créon : « ce garçon se bat évidemment pour sa femme ». Hémon : « Si c’est toi la femme. C’est bien de toi que je me soucie en premier ». Le dialogue est intrépide, il varie, mais jamais en intensité, ce qui se joue là est immense, car il s’agit de l’amour d’un fils pour son père qu’il ne reconnaît plus. « Je te verrais bien gouverner tout seul un pays vide ». Hémon sait très bien de quoi il parle. Le tyran ne gouverne pas le peuple, le tyran gouverne une foule, qu’il dirige à droite ou à gauche, de gauche ou de droite. Cette foule équivaut à un vide, rien ne les sépare vraiment. Créon par son édit commence déjà à diriger un pays vide, vide de personnalités, le peuple commence à se terrer, il murmure, il a peur. Créon est un homme en colère. La colère contamine, comme un cancer, elle se propage partout et empêche de penser. Comment pourrait-il entendre son fils l’implorer ? « Donne du champ à ta colère, permet lui de se renverser. » Hémon se fait l’écho du peuple, des petites gens. « Le peuple de cette Thèbes, qui fait la ville, est d’un avis contraire. » Et Créon dépose cette réponse révélatrice : « la ville donc me dira ce que je dois donner comme ordre ? » La ville de Créon répond au peuple de Hémon qui veut ramener Créon sur Terre, le remettre proche du peuple. Sans écouter ces gens, ces petites gens, ce peuple, démos, et explique à son père qu’il va se couper de ceux qu’il doit guider. Hémon a parcouru les rues et allées de Thèbes, en réfléchissant et en ruminant la meilleure façon d’affronter son père : il faudrait se présenter devant lui, le rencontrer et lui parler avec un infini respect, pour cela Hémon ne devrait pas se forcer, car il aime son père ou tout au moins rien n’indique le contraire, mais il faudrait aussi que Hémon tienne tête à son père, qu’il se dresse et se positionne, qu’il s’ancre dans ce qu’il sait : il est un fils aimant, le peuple de Thèbes s’apitoie sur le sort d’Antigone, souhaite que le sang cesse de couler… Hémon s’enracinera dans ses certitudes, les siennes et celles qu’il aura ramassées en cheminant dans les rues de Thèbes. Ancré, enraciné, Hémon s’adresse à son père, il veut établir un pont, il commence : « Père, je suis à toi. » Pendant toute la première partie du dialogue, il ne souhaite pas paraître faible, défendre une femme revient à montrer une fragilité certaine à cette époque, même s’il s’agit de sa fiancée. Alors Hémon s’ancre, s’enracine, mais il ne peut s’empêcher d’être un peu de guingois ; il craint que son père ne voie que ses certitudes, car il les a maintenant faites siennes, reposent sur un rafistolage, qu’il existe un accroc. Et comment son père ne le verrait-il pas ? Qui connaît mieux Hémon que Créon ? D’où parle l’enfant ? D’abord de ses parents. Le petit enfant qui commence à vivre en appel à ses parents pour tout ou presque. Hémon redevient comme tous les enfants, un petit enfant face à son père. Comme tous les enfants, il ne peut échapper à l’ombre de l’autorité qui se dresse invisible derrière tout parent et oblige l’enfant à une perpétuelle humilité qui peut être ressentie par certains comme une humiliation. L’autorité se densifie et existe réellement dans la réciprocité de ceux qui s’y plient, de ceux qui l’emploient. Qu’est-ce qui différencie l’humilité de l’humiliation ? L’acceptation, donc la docilité. L’autorité familiale rassemble toutes les formes d’autorité et les concentre, y renoncer, s’y refuser, se révolter contre elle, produira une fuite en avant dont l’appétit ne sera jamais rassasié. L’identité se trouve aussi au cœur de l’autorité, la première identité se révélera dans l’acceptation ou la révolte face à l’autorité. Tous les mécanismes spéciaux et spécieux, que nous fabriquerons, emprunterons, louerons, à d’autres souvent, à nos parents sans nous en souvenir, ne représentent rien ou se révéleraient tout à fait différents si, à l’origine, nous avions suivi la voie de l’humilité plutôt que celle de la révolte. Encore sera-t-il possible de changer d’attitude après réflexion et de revenir à une attitude plus simple ou plus révoltée, au choix… la recherche d’une identité propre s’apparente à une quête qui prend fin avec la vie, car pendant toute sa vie, le gentilhomme essaiera de trouver des moyens de peaufiner l’expression de soi dans sa vie. Ne peut-on d’autre part agrandir encore le champ de vision, l’histoire d’une famille ne serait-elle pas en quelque sorte une quête d’expression de soi ? Ne peut-on voir à travers les diverses ramifications qu’une même souche déploie l’expression d’une identité révélée justement par ses multiples facettes ? Mais qu’il se révèle difficile de prendre du recul, de s’écarter ne serait-ce que quelque temps de nos passe-temps, pour atteindre la hauteur de vue nécessaire à constater notre petitesse ? Nous sommes trop obnubilés par certaines facettes du kaléidoscope qui nous enivre, mais nous laisse désœuvrés. Hémon souhaiterait amener son père à prendre de la hauteur. Le fils demande au père de mettre sous le boisseau cette colère terrible qui l’anime. La colère forme une cristallisation qui représente toujours un obstacle à la prise d’altitude. « Donne du champ à ta colère, permet lui de se renverser ! » (Dans la traduction de Paul Mazon : « Allons, cède, à ta colère accorde un peu d’apaisement. »). Hémon désire que son père acquiesce, car il aime son père et il aime Antigone. Loin de l’amour souvent teinté d’une empathie larmoyante qui est devenue monnaie courante de nos jours, se joue ici une bataille autour du sens à donner à son amour. Ici personne ne veut céder, car aucune marque d’amour n’est moins importante que l’autre. La bataille entre Hémon et Créon se déroule avec fracas autour de la loi qu’il a édictée. Hémon souligne l’enjeu à son père qu’il souhaite obliger à considérer son emplacement, d’où son fils lui parle avec le même respect filial qu’il lui a toujours montré, mais aussi avec la fermeté de qui se sait maniant une question conditionnant l’existence. Créon refuse de se déplacer. Il refuse d’accorder à Hémon ce que son fils est venu implorer. L’attitude d’Hémon est la même que celle d’Antigone avec ce supplément mêlé de respect et d’amour qui aurait dû faire infléchir Créon, mais Antigone l’a sorti de ses gonds, il ne décolère pas, et la colère se nourrit de l’orgueil, l’hybris terrible, condamnée de manière intangible par les dieux.

Pour bien obéir, il prime d’abord d’aimer. L’amour tisse les liens en nous qui nous permettront d’accepter de faire quelque chose que nous n’avons pas décidée et que nous n’avons pas de raison objective de réaliser sinon le bon vouloir d’une tierce personne. L’amour s’avère donc la clé de l’autorité puisque l’autorité s’appuie sur l’obéissance comme une personne âgée sur sa canne. Revenons à la source, Hémon erre dans les rues de Thèbes, il se refuse à la colère, pourtant elle bout en lui, il s’attend à ce que sa doléance vis-à-vis de son père trouve une issue favorable, et il écoute les bonnes gens de Thèbes, il les entend et veut les faire entendre de son père. Hémon est armé d’une même force qui se scinde en deux faisceaux : l’amour pour Antigone et celui pour son père. Il veut faire se réunir ces deux faisceaux. Il pense que l’on n’aime jamais inutilement et que l’amour reste le meilleur éteignoir de la colère. À cet instant de l’après-midi, tout se détermine. Si Hémon a des doutes, le coryphée et Créon en ont aussi à son arrivée. Hémon respecte son père, c’est la démonstration de son amour, surtout à une époque comme celle de la Grèce antique où la tendresse, l’affection n’était pas encore des valeurs que les hommes revendiquaient. Ce qu’Hémon connaît bien et cela est très sensible dès le début du dialogue, c’est le caractère colérique de son père. Or la colère obstrue les issues transcendantes. La colère inhibe en laissant croire qu’elle désinhibe et barre la route à la réconciliation. Lorsqu’il apparaît devant Créon, c’est la seule crainte d’Hémon. Mais c’est une montagne. Hémon craint cette colère et son pressentiment s’avérera juste. La colère de Créon va, comme souvent la colère sait le faire avec un grand talent, se nourrir d’elle-même. Mais ce qu’Hémon ne sait pas encore c’est que la colère va amoindrir l’autorité de son père sur lui, ainsi que ses corollaires qui sont donc l’amour et le respect. Sophocle va circonscrire l’autorité en laissant poindre, percer et éclore le pouvoir.

Quel concept Créon manie-t-il dès son accession au pouvoir ? La force. Thèbes sort d’une guerre fratricide. La ville a bien cru succomber sous les coups de boutoir de l’armée de Polynice. Créon s’aviserait d’être clément pour refaire l’unité de ses sujets, d’autant plus que ce sont ses enfants qui se sont combattus. Mais non, Créon parvenu au pouvoir ne pense qu’à son pouvoir. Il s’enivre tout de suite de cette force. Créon s’enivre du pouvoir, il s’agit d’un virus qui saisit nombre d’hommes dès qu’ils s’asseyent sur un trône. Créon devient roi et pose son pouvoir à travers une loi qu’il a soupesée, mais pas assez, qu’il a peut-être trouvé sans chercher, qui lui paraît porter toute la puissance de sa charge : il décide que les vaincus seront livrés en pâture aux bêtes féroces, sans inhumation donc. Il existe entre le pouvoir et le peuple le même écart qu’entre le pouvoir et l’autorité, vouloir trop satisfaire oblige à provoquer un déséquilibre. S’il ne faut plaire ou plutôt chercher à plaire à personne, il ne faut pas trancher sans ausculter, sans sonder les cœurs. Créon y a sûrement pensé. Nous parlons d’un homme qui a déjà régné par le passé, qui n’est en rien étranger au pouvoir, il ne le découvre pas, il connaît donc les pièges, les trappes qui s’ouvrent sur le chemin du pouvoir. Il proclame sa loi et commet une faute : il oublie qu’un roi manifeste l’autorité des dieux. Même si Jésus-Christ n’a pas encore tracé clairement la limite entre le pouvoir et l’autorité, Créon sait que son pouvoir n’est pas illimité. Il est terrible de voir Créon, le prince, qui teste son pouvoir en le confondant avec l’autorité. Ce sentiment ne quitte pas le lecteur de la tragédie et impose un aspect de Créon que Sophocle a évidemment mis là pour qu’il soit vu. Créon teste et se teste. Il veut paraître un roi aussitôt qu’il porte la couronne. Sa surprise en apprenant le méfait d’Antigone le met K.O. debout, car, secrètement, intérieurement, Créon espérait poser une main de fer sur Thèbes. Créon provoque et instaure le déséquilibre entre les forces que représentent le pouvoir et l’autorité. Créon se livre au pouvoir de la force et oublie d’interroger les forces supérieures, les forces transcendantes, les dieux. Non pas que les dieux lui eussent répondu, mais la recherche de la solution plus haute que soi, l’indépendance vis-à-vis du pouvoir, donc vis-à-vis de la force, manquent au gouvernement de Créon.

L’autorité doit venir d’un ordre supérieur, car elle repose sur un acquiescement, une réciprocité, et dans un dialogue respectueux de définir une ligne de conduite commune entre l’ordre et l’obéissant. L’autorité, la volonté d’accepter l’autorité, repose aussi sur une aspiration à devenir plus que l’on est, que ce soit à travers l’exemple des anciens, les erreurs du passé, le long terme et l’élévation de vue ; il faut vivre ce passé et non pas le toiser. Créon ne choisit pas cette voie, il décide de s’en tenir à son seul sentiment qui lui intime de poser immédiatement son pouvoir afin d’en retirer une autorité attestée de tous. De sa loi sortira Antigone pour lui rappeler que l’on dépend toujours de quelqu’un, qu’il existe des lois transcendantes, qu’il a feint d’oublier. Ici la notion d’équilibre est mise en exergue par Sophocle, cette notion vieille comme le monde, continue de régir le monde. La notion d’équilibre se vérifie partout à toute époque et cette notion n’est jamais mieux vérifiée que par le christianisme, car la seule vraie volonté de l’équilibre des choses repose sur la volonté de cerner et circonscrire l’envie dans une zone où elle se révèle inopérante. Éradiquer l’envie revient à empêcher l’homme de se détruire sous le prétexte qu’il est homme comme le XXe siècle, siècle de l’envie s’il en est un, l’a montré et attesté. Créon n’est pas coupable de ne pas avoir écouté le peuple, ou alors aurait-il dû faire un référendum afin de connaître l’avis de sa population. Créon teste, car il impose sa loi et semble attendre une réaction pour l’écraser et montrer sa force, mais nous n’en sommes pas sûrs, car il fait montre d’une grande surprise quand le garde vient lui relater la désobéissance à son ordre : « Je vais te dire. Quelqu’un tout récemment a enseveli le mort, il a aspergé le corps d’une terre sèche, puis il est reparti après avoir accompli les rites d’usage. » Une nouvelle facette du caractère de Créon apparaît au grand jour après les révélations du garde : il développe une paranoïa qui ne cessera de sourdre chez lui tout au long de la pièce, de manière délicate, mais sans empêcher son intensité. L’accession au pouvoir de Créon l’enferme et l’isole de lui-même. Si le syndrome est bien connu des gens qui accèdent au pouvoir, il ne cesse d’étonner, car il frappe systématiquement et les hommes s’y heurtent tout aussi fréquemment. Créon va se vexer. Il est piqué par l’attitude d’Antigone. On lui manque de respect. En tout cas, met-il la conduite d’Antigone sur le compte d’un irrespect alors que s’il est vrai qu’Antigone désobéit et se montre irrévérencieuse envers son roi ; elle exprime une défense qui doit être entendue. Créon ne l’entend que forcé. Pour lui l’irrespect passe avant tout. Pour Antigone, la loi de Créon devait être rompue, car reposant sur un présupposé fallacieux. Antigone expérimente la coïncidence de soi à soi quand Créon se sépare de Créon en montant sur le trône. Créon se sépare de lui-même et renonce à la coïncidence de soi à soi en revêtant le costume de roi. Il devient un personnage, il s’oublie et croit devenir un peu plus que lui-même, alors que pour s’augmenter il faut apprendre à obéir or Créon pense que roi, il n’aura plus qu’à commander. Dès lors, il utilise la force. Créon se métamorphose en tyran. Il devient ce qu’il imagine devoir être. C’est l’enantiodromos, ce moment et ce lieu chez les Grecs, qui dit la véritable nature d’un homme quand, à la croisée des chemins, il doit se confronter au choix de la route à suivre. L’enantiodromos est la fourche d’où naît celui qui devient… À l’instar d’un parvenu prenant possession de la foudre de Zeus, il manque à Créon l’éducation et la compréhension de son pouvoir qui ne peut lui être donné que par l’autorité. Créon pense matière de droit quand il devrait d’abord penser en matière de devoir. Être soi n’est jamais une habitude, l’identité est une recherche et une affirmation, un enantiodromos permanent, comme un état de siège. Qui suis-je ? Où vais-je ? Il faut sans cesse se remettre en question et explorer le mystère de la vie, mais caparaçonné de ce que l’on sait de soi et de l’accord de soi au monde, c’est-à-dire qu’il y a quelques certitudes, il ne peut pas rien y avoir, sinon il n’y a pas d’Antigone… Les premiers mots de Créon expriment son désarroi face au délit d’Antigone : « Et tu as osé passer par-dessus une telle loi ? » Créon ne comprend pas que son ordre ait été bafoué, il doit frapper sans pitié qui a agi contre lui, c’est-à-dire contre le roi. L’orgueil joue un rôle essentiel dans le personnage de Créon, il est vexé, il ne supporte pas qu’on lui ait désobéi, qu’on ait bafoué son édit au vu et au su de toute la population de Thèbes. Par la suite Créon refusera de se déjuger ayant peur de passer pour un fou ou un immature aux yeux de son peuple. Son reflet apporte plus que ses actes à ses yeux, car ils sont embués, « narcissisés ». Créon divise ses interlocuteurs en deux clans, ceux qui sont avec lui et ceux qui sont contre lui. Il ne négocie plus et menace ceux qui s’opposent. La force le contrôle, quand la force ne doit jamais servir qu’à protéger, et il en est toujours ainsi de ceux qui se livrent corps et âme à la volonté de puissance. Manier la force comme pouvoir, c’est croire que la peur est le moteur du pouvoir et instaure l’autorité quand celle-ci s’apparente plus à la caresse d’un parent sur la joue de l’enfant après une bêtise actée. Si le pouvoir règne en pratique, il doit toujours être matinée d’autorité où il croira se suffire à lui-même. Créon ne sait plus d’où il parle ou tout au moins parle-t-il d’un lieu imaginaire où il vient d’arriver et qui n’existait pas avant son arrivée et qui a été créé par lui pour lui. Comme si étant roi, Créon n’était plus constitué des mêmes éléments de chair, d’os et de génétique que la veille de son sacre. Créon s’accole et s’attribue une identité de roi qui oublie d’où il vient et ce qu’il doit à son passé qui se trouve effacé par son avènement au pouvoir. Si l’identité s’avère une recherche et pour une part une construction bâtie par ses goûts et ses choix, tout un fond d’identité existe, préexiste même, en nous avant nous. Trop d’identités s’écrivent de nous jour, en se cristallisant sur ce fond ou seulement sur la recherche, quand l’équilibre préside à l’identité. Le retour permanent au concept de nature et culture obsède et révulse en même temps. Il y a une force d’agonie à « identiter », car le risque de la réaction existe, le risque de se cristalliser et de ne plus laisser la vie circuler en nous. L’identité se divise d’une part en un socle qui est en nous sans nous, notre nature et l’éducation que nous avons reçue, et un mouvement qui est constitutif de notre vie qui découvre des éléments qui ne sont pas répertoriés par notre nature ou notre éducation, mais qui doivent être lus à la hauteur de notre nature et de notre éducation. Une bonne part de ce processus se déroule sans même que nous ayons à y penser. Et pourtant, il est essentiel, primordial et nous oblige à la révision permanente de cette nature et de cette éducation, tout comme à la révision permanente de ces nouveaux éléments. L’équilibre, ici encore, s’avère primordial. Il n’est pas question d’oublier ou pire de ne pas avoir conscience de notre nature, d’oublier ou pire de ne pas avoir reçu notre éducation, pour aborder les rivages de la nouveauté, ou bien nous ne serons rien qu’un drapeau élimé dans le vent, nous n’aurons aucun critère pour juger de la nouveauté et nous risquerions de ne voie en cette nouveauté qu’une nouveauté, et de ne l’aimer que pour cela. Quel dommage ! Une nouveauté pourrait être créée à l’infini par des sournois ou des manipulateurs pour toujours remplacer ce qui existe par une nouvelle forme de loi ou de régie et nous ne serions même plus le fanion dans le vent, mais la feuille morte ne sachant jamais où elle va se poser, car n’ayant plus aucune conscience d’elle-même, parce que morte. Créon agit comme s’il ne voulait plus entendre parler de Créon, mais seulement du roi, en l’espèce il oublie que le roi n’est rien sans Créon. L’agonie de l’identité consiste à se coltiner avec soi-même, à toujours rechercher la coïncidence de soi à soi, à interroger l’autorité pour admirer son bras qui se déploie sans violence, sans force tapageuse, et qui aident mes efforts et dirige ma conscience en l’autorisant à accéder à un niveau supérieur. Les souvenirs, la mémoire doivent aider à ne pas commettre ce que l’on a condamné par le passé ou ce qui nous a choqués. Mais Créon s’oublie quand il arrive au pouvoir, il va ainsi pousser l’amnésie jusqu’à un point de non-retour.

Créon commence par convoquer les hommes âgés de la ville. Il souhaite s’affirmer auprès des anciens comme le nouveau chef. Très vite apparaît dans son discours le désir de faire table rase de la guerre passée et d’ouvrir une nouvelle ère. La maîtrise prend source ici ainsi que la volonté de puissance. Tout homme qui arrive aux fonctions en se parant des atours de l’homme providentiel qui vient améliorer ou même redresser ou rectifier ce qui le précède, se place en juge et partie et rejette l’humilité qui pourtant toujours devrait le prémunir. Créon rappelle pour mieux en oublier la fondation qu’il est roi, car il est le plus proche parent des morts. Des deux morts : Polynice et Eteocle. Mais Créon oublie Œdipe. Volontairement. Créon efface Œdipe alors qu’il en est la dernière ramification. Ainsi Créon n’accède pas au pouvoir par hasard. Il peut s’appuyer sur une expérience riche qui, de Laïos à Œdipe, mérite que l’on se penche un instant et qu’on l’étudie afin d’en être inspirée. Créon va connaître son premier méfait, dont tous les autres ne cesseront de naître et d’essaimer, en toisant cette tradition, en se plaçant au-dessus d’elle, en la surplombant, en la jaugeant avec morgue et en étant persuadés de faire mieux. Voici le mécanisme de l’envie en action, un organigramme qui se met en place et déroule ses conséquences sans que quiconque n’y puisse rien changer, sans que l’on puisse inverser ce processus, pour la raison essentielle qu’on en a oubliée la source, dès l’oubli de la source d’une action, dès l’amnésie de l’expérience et le vide ontologique acquis, toutes les actions deviennent des ronds dans l’eau. La loi s’ancre dans l’expérience, ou elle n’est pas, ou elle sombre dans la volonté de puissance. Créon, après avoir montré du mépris pour Œdipe, accède au trône et veut se départir de l’expérience, celle d’Œdipe, celle de ses fils… Il pose un décret qui en impose par sa force, sa singularité. Il refuse à Polynice sa sépulture, car ce dernier s’est attaqué à sa ville (en fait à son frère, Étéocle, roi de cette ville qu’il se devait de partager). Quand l’envie entre en jeu, tout se dérègle. L’envie emporte tout. L’envie naît du jugement. Dès que Créon compare, en pensée, ce qu’il veut faire et ce qu’il veut éviter, dès qu’il prend Œdipe et ses fils pour épouvantail, alors le mécanisme de l’envie se met en place. La disharmonie enfante le Mal. L’envie provoque la disharmonie entre la pensée et l’action, elle désorganise l’être en le faisant douter. Le doute, c’est le diable. « Que ton oui, soit un oui, que ton non, soit un non. » La disharmonie, c’est tout le reste. Il faut avoir une bonne conscience de soi, mais pas trop… se connaître soi-même, réussir à aborder cette coïncidence de soi à soi représente le pari que tout homme, quelles que soient ses responsabilités doit prendre et gagner… Mais la séparation entre l’expérience et son allié l’humilité, qui en découle, se bâtit sur la volonté de puissance qui force à l’oubli de l’expérience, pour se placer au-dessus, par-dessus et finalement au-delà, sans foi ni loi. À la source de cette séparation, un choix infime, je veux dire que la bifurcation qui pousse à passer d’un état à l’autre ne se note même pas, ne se remarque même pas, mais change irrémédiablement tout être qui l’emprunte.

L’histoire de Narcisse illustre la défaillance par manque d’humilité. Ce jour-là, Narcisse sortit de bonne heure. Narcisse aimait à chasser quand la nuit et le jour s’enlaçaient avec mélancolie et que le clair-obscur noyait les ombres des hommes. Le jeune homme était le fils d’une rivière et d’un fleuve. Liriope était sa mère, comme elle demandait à Tirésias qu’elle serait le destin de son enfant, le devin répondit : « S’il ne se connaît pas ». Narcisse était si beau qu’il attirait le désir de toutes et tous. Même les nymphes voulaient qu’un instant le jeune homme pose son regard sur elles. Mais non, Narcisse réservait sa beauté ardente, ses mains aux tracés sinueux et sensuels, le feu de ses yeux pour les cerfs de la forêt. Echo était une jolie nymphe. Son destin changea le jour où elle croisa le regard de Narcisse. Elle ne fut plus jamais la même. Elle rêvait de s’unir à Narcisse, d’épouser sa beauté et de la faire sienne. Héra avait châtié Echo qui était la plus diserte des nymphes. Elle lui avait ôté ce don de parole et maintenant la jolie nymphe ne savait que répéter les dernières paroles qu’elle entendait. Un jour, Echo suit Narcisse. Elle veut croiser ce regard dont le souvenir continu de la hanter. Elle se cache derrière un arbre quand Narcisse se retrouve seul au milieu de la forêt. Celui-ci appelle ses amis chasseurs qui se sont éloignés. Seule Echo répond. Narcisse croit qu’il s’agit de ses compagnons. Echo croit que Narcisse l’aspire de tout son être. Elle se présente à lui et l’enlace. Narcisse la repousse. Echo s’enfuit. La jeune nymphe ne se remettra jamais de cet affront. Les yeux de celui qu’elle aimait, ces yeux qu’elle voulait tant voir à nouveau, l’ont, cette fois, foudroyée et bannie. Elle se laisse mourir. Devenue sèche comme une pierre, il ne restera d’elle qu’une voix qui continue à être le songe de l’ouïe. Némésis, la déesse de la justice, s’avérait prépondérante pour l’ordonnancement des rapports des hommes et des dieux. Elle entendit les cris des nymphes amies d’Echo et de bon nombre de jeunes gens repoussés sans ménagement par l’orgueilleux Narcisse. On ne pouvait mépriser les lois de l’amour, se croire au-dessus d’elles et des hommes environnants sans heurter les dieux dans leur susceptibilité. Narcisse, un jour qu’il avait beaucoup chassé, se désaltérait à une source. Il se pencha sur l’onde et s’arrêta net. Il plonge la main dans l’eau, mais ne réussit pas à saisir ce qui provoque son émoi. Face à lui, pour la première fois, Narcisse croise des yeux qui le retiennent malgré lui, qu’il ne désire pas mépriser, qu’il souhaiterait choyer. Narcisse est envoûté par son regard. Il s’en énamoure jusqu’à ce que plus rien n’existe autour.
— Que voit-il ? Il l’ignore ; mais ce qu’il voit le consume ; la même erreur qui trompe ses yeux les excite.
Subjugué par son regard, Narcisse ne trouve plus le sommeil et ne se nourrit plus. Il n’a qu’un désir : posséder ce qu’il voit. Posséder l’objet de cette possession. Ne pouvant saisir, ni toucher ce qu’il est puisqu’il ne se connaît pas, puisqu’il ne se reconnaît plus, il meurt de contempler. Narcisse ne survécut pas à sa passion. Il tomba sur le sol du haut de son regard, privilégiant l’avoir à l’être, s’éteignant sans avoir reçu l’assentiment de sa propre image, de son être, en l’ayant oublié. Narcisse ne peut se sauver de lui-même puisqu’il n’a pas conscience d’être tombé amoureux de sa propre image. Narcisse ne se connaît pas, car il ne se rencontre pas. La vision de Tirésias est sommaire comme souvent le sont ses prédictions, mais on peut aussi penser que si Narcisse s’était rencontré et re-connu, il aurait alors peut-être commencé à privilégier l’être à l’avoir, se rendant compte de ce qu’il était en vérité. La proximité et le rapprochement peuvent être opposés et Narcisse expérimente ces deux approches, mais laisse son orgueil interférer et provoquer la répulsion de ce qui aurait pu le libérer. La voie la plus sûre et la plus fréquentable pour s’approcher du divin est la découverte et la compréhension de l’homme. Œdipe l’a bien compris en résolvant l’énigme de la Sphinge : il est nécessaire de passer par l’homme pour s’approcher des dieux, car l’homme représente le chœur du divin.

Le syndrome de Créon corrobore la phrase d’Ovide : « Nul ne détient son propre secret. » Créon attrape le mal bien connu de Narcisse. En un coup d’œil, il se perd et tombe en pâmoison de son image, ce qu’il représente. Que faut-il faire ? Se connaître ou s’ignorer ? Les dieux antiques ne donnaient pas de réponse ou bien après avoir provoqué la chute, la destruction ou, fin ultime, l’amnésie. Narcisse entre-t-il en contradiction avec Delphes ? Est-il le seul être antique à ne pas devoir se connaître et à devoir progresser sur cette voie ? L’obscurité des prophéties tisse un piège permanent à l’homme comme si les dieux voulaient sans cesse que l’homme trébuche et s’affiche en nigaud. Ne pourrait-on, ne devrait-on, tisser un lien entre cette prophétie : « s’il ne se connaît pas » et « deviens qui tu es » de Pindare ? Que n’a-t-on suffisamment compris la formule « D’où parles-tu ? » qui inaugure le temps et l’espace et défini la personne ? Le génie de Sophocle consiste à dire ce que les temps confirmeront : les maladies de l’homme sont intemporelles. L’exemple le plus éclairant concernant la nature humaine se trouve dans le Nouveau Testament quand Pierre et Jésus-Christ parlent ensemble et que Pierre insiste auprès de son maître pour qu’il croie sa dévotion tout à fait sincère. Ainsi, Jésus lui annonce que le soleil n’aura pas point qu’il l’aura renié trois fois. Le premier endroit d’où parle tout homme est celui-ci : sa faiblesse. La prise en compte des limites de chacun, non pas toujours pour s’y résoudre, mais aussi pour les surmonter, oblige à raisonner à partir de ce que l’on est et non pas à partir de ce que l’on croit être. Tout homme qui ne connaît pas ses faiblesses, qui les oublie, qui ne les prend pas en compte se situe hors-sol comme on a pris l’habitude de le dire de nos jours. Hors-sol signifiant que l’on est nourri par un pâturage qui n’est pas le nôtre, que l’on renie son pâturage pour trouver tout autre pâturage meilleur que le sien. Hors-sol se dit aussi exotique à la façon de Victor Segalen. Hors-sol signifie aussi que les propos reçus pourraient être obtenus partout ailleurs sans que cela pose problème, ces propos étant sans racines, traduisible en toute langue et exportable tels un « framework » ou une « shared library » en informatique. La formule « hors-sol » interdit de répondre à la question « d’où parles-tu ? » et la première formule aime à brocarder la seconde comme identitaire ou d’« extrême-droite ». À force d’avoir voulu esquiver cette question, on l’a anéanti. À l’avenir il ne sera plus possible de demander d’où l’on parle, car on aura atteint un tel niveau d’abstraction et de déracinement que cette question n’aura même plus de sens. Créon incarne cette notion du pouvoir. Il a déraciné en lui toute ascendance, il fait du neuf, il incarne le neuf, le nouveau pouvoir, mais aussi la seule autorisée ; il incarne le droit et le devoir ; il incarne tout. Dans la question « d’où parle plus ? », le temps et l’espace, le passé et le présent tentent d’être circonscrits et racontés, parce qu’il faut prendre en compte l’intégralité d’une personne au moment où elle parle, et si l’intégralité existe dans ses propos, ces mêmes propos disent l’intégralité de son être. Comment parler sans être soi ? En se prenant pour un autre. Créon subit le syndrome de Narcisse ; celui qui s’amourache de son image sans savoir qu’elle est sienne, sans savoir qu’elle est soi. « Deviens qui tu es » n’équivaut pas à « deviens toi-même » ou « Deviens ce que tu vaux ». On ne compte pas les actions bonnes ou mauvaises afin de capitaliser ses actions. « Deviens qui tu es » signifie s’abîmer dans le silence, son silence, en compagnie de ce que l’on est, de tout temps, et que l’on doit par son action aider à développer. « Deviens qui tu es » défini la vocation en pointant du doigt l’éducation nécessaire à la compréhension de sa vocation.

Le narcissisme, maladie de l’époque, caractéristique du communautarisme et y participant, annonce le déclin d’une société. Quand chacun dans son milieu commence à se regarder dans un miroir qui ne peut être que chatoyant, tout esprit critique se dilue. Cette complaisance s’enclenche à la perte de repères, au brouillement de son origine et de toute forme de transmission, mais surtout chacun commence ainsi à regarder son reflet et l’éclat du voisin dans une société qui a oublié toute forme d’autorité. La reconnaissance s’obtient de la comparaison de son image avec l’image du voisin. La reconnaissance qui n’est plus immédiate comme au sein des communautés repose à présent sur l’envie et l’envie seule. Certains médias comme la télévision en sont devenus l’organe principal. Cette fragmentation repose et fleurit sur le terreau de l’oubli et du relativisme quand plus rien n’a de sens, tout peut potentiellement en avoir. La confusion qui a existé de tout temps entre le pouvoir et l’autorité, confusion qu’incarne merveilleusement Créon sous la plume de Sophocle, permet une vision horizontale et immanente et monotone. Le miroir, cet outil refusé aux hommes dans l’Antiquité afin que ceux-ci ne se laissent pas bercer par leur image, trouve à l’époque moderne une mesure supplémentaire dans ce qu’il convient de considérer comme une perversion, où Narcisse tombait amoureux de son image sans savoir qu’elle est lui (« s’il ne se connaît pas »), l’homme moderne se prend en photo, retouche cette photo et connaît parfaitement cette image avec sa vérité et sa fausseté et l’expose aux gens pour qu’ils l’aiment à leur tour. Les uns et les autres s’acclament et se relaient presque aussitôt pour incarner indéfiniment l’éphémère de ce reflet de gloire.

Chacun rêve de son moment de gloire, forme de reconnaissance ultime, à une époque où l’éphémère règne en standard absolu, cette immédiateté inquiète, car elle interdit le recueillement, l’intime, la vie intérieure en les remplaçant par le vacarme étouffant, la foule procureure, l’indécence perverse. Créon devient roi, il saisit un miroir et aime ce qu’il voit. Son hybris, son orgueil strangule son âme et le pousse à oublier l’existence de cette dernière. Car c’est l’âme qui équilibre la personne tout le temps partagé entre sa nature et sa culture, l’esprit et la chair d’une certaine façon. Créon amoureux de l’image de lui en roi commence d’imaginer non pas ce que le roi doit faire, mais ce que lui en roi doit faire et comme l’attrait de cette image à la folle magnificence l’imprègne, l’enivre et l’en-tête, Créon imagine dans son esprit débridé les actions les plus folles, les plus extraordinaires, car rien n’est trop beau pour ce roi magnifique qui l’habite. Créon ne sait plus d’où il parle. Il ne peut le savoir, il est maintenant hors-sol, c’est-à-dire qu’il ne nous dit plus une histoire, une mémoire, la sienne et celle de sa cité, il ne dit guère plus un moment, car la loi contre l’enterrement de Polynice s’avère une ignominie et une loi qui n’est pas dans le pouvoir du roi. « S’imaginer dans la cité chrétienne un criminel que le pouvoir temporel voudrait punir par la privation du salut éternel, par la précipitation dans l’enfer éternel. ». Sophocle indique à travers le personnage de Créon l’impermanence de ce défaut chez l’homme, défaut dicté, asservi, par l’orgueil, prince du péché dans l’Antiquité comme dans le christianisme, acoquiné de son fidèle aide de camp, l’envie. Narcisse et Créon ne comprennent pas que l’envie les étrangle en les amenant à choyer et adorer une image, une idole. C’est l’envie qui, accompagnée de la puissance, pousse Créon à décider une loi impossible qui transgresse son pouvoir en s’octroyant l’autorité. « Ne va pas garder dans ta tête une seule idée : que rien n’est juste que ce que tu dis, comme tu le dis ! Quiconque pense de lui-même qu’il est seul raisonnable, ou qu’il a une langue ou une sensibilité que n’a personne d’autre, ceux-là, quand on ouvre, on voit qu’ils sont vides. » Hémon veut que son père ouvre les yeux. Il porte avec lui le bon sens populaire, il se fait l’écho du peuple, du peuple ethnos. Hémon posera le constat de la façon de gouverner de son père : « Je te verrais bien gouverner tout seul un pays vide » et sa sentence, rappelant à son père qu’il existe une autorité : « c’est que je te vois commettre une faute contre la justice. » Et encore :
— Serait-ce donc que je commets une faute en exerçant mon pouvoir ?
— C’est que tu ne l’exerces pas lorsque tu piétines les honneurs que l’on doit aux dieux.
Le dialogue entre Créon et son fils s’achève dans une folle violence. Créon fou de rage que l’on n’aime pas l’image de lui en roi comme il l’aime demande aux gardes d’amener Antigone sur-le-champ pour l’exécuter devant Hémon. Quelle terreur ! Créon s’ensauvage. Hémon s’enfuit pour échapper à l’ignominie de la scène qui se prépare. « S’il ne se connaît pas » avait prédit le devin à propos de Narcisse. Était-ce une cause ou une conséquence ? Comme souvent avec les prophéties, elles ne servent pas à dire quelque chose, mais à pousser celui qui la reçoit à être vigilant. « S’il ne se connaît pas » sera exactement ce que Créon et Narcisse feront, et ils le feront de la même manière, en s’oubliant.

Que sont les conséquences de la confusion entre le pouvoir et l’autorité ? Quel est l’enfer de cette confusion ? La tyrannie, qui, au contraire de ce que l’on croit souvent, peut s’exercer de différentes façons et n’est pas toujours le fruit du totalitarisme. La tyrannie crée de la confusion, car elle naît de la confusion, elle entretient donc sa souche. Le tyran devient une déviance de lui-même. Non plus « devient qui tu es », mais « devient qui tu crois être ». Nous continuons de surfer sur la vague arrogante du péché originel. Ce qui caractérise le tyran : la solitude. L’envie isole en désirant rapprocher ce que l’on envie. Ainsi Polynice et Eteocle ont été soumis à leur envie. Ainsi de tout homme qui voudrait trop se connaître. Par vouloir trop se connaître, s’entend et résonne, refuser de se tromper, ne plus accepter l’échec de la recherche, la précarité et la fragilité d’être humain, mais plutôt croire que la volonté de l’homme dirige le monde et qu’elle est souveraine. L’envie inassouvie de dieu, à travers la déréliction et l’acédie, pousse l’homme à se vautrer dans la volonté de puissance. De quel oubli naît la volonté de puissance ? Du manque d’humilité. C’est la forme la plus avancée de l’envie chez l’homme, car elle semble s’exercer à l’encontre du genre humain tout entier. La volonté de puissance se nourrit d’elle-même, comme tout acte de volonté humaine, elle peut mener dans une ornière, car, revers du message vengeur qu’elle sécurise, elle en oublie la réalité, se persuadant à même de corriger celle-ci. Le pouvoir provoque un dédoublement de soi, formant une révolution de soi par soi.

« Deviens qui tu es » impose une docilité, car la vocation qu’elle implique s’inscrit dans une limite qui oblige et élève. La vocation n’est pas un chemin jonché de plaisirs auxquels on se livre sans jamais penser ni à hier ni aux lendemains. La vocation demande des efforts fous ou impossibles ou les deux avant de s’y coltiner pour les surmonter. La vocation implique un corps à corps avec le quotidien, et ce dernier peut nous affaiblir en affichant notre incapacité au grand jour. La vocation dit que cette incapacité est aussi temporaire, qu’il n’est pas d’humiliation dont on ne puisse se relever. L’envie ne conçoit pas l’échec, elle le nie ou le place sous de mauvais augure, sous une épaisse couche de prétextes et d’excuses. L’envie refuse l’échec sans rien faire pour le surmonter que le récuser. L’envie est donc un frein à la vocation, car elle rejette la construction et se complaît dans la vengeance. L’envie peut très bien promouvoir l’autre tout en le haïssant, parce qu’il est un outil pour que sa volonté s’accomplisse. Être soi et le devenir ce qui veut dire la même chose obligent à l’obéissance, car nous ne sommes pas seuls, mais plutôt la somme de nos aïeux et de l’histoire de notre pays. Celui qui n’obéit qu’à ses désirs ne sait pas obéir, car la vraie obéissance est toujours envers quelqu’un d’autre ou envers un ordre supérieur.

La détestation de la loi supérieure se retrouve chez tous les tyrans. L’autorité continue de représenter un frein au pouvoir et le tyran souhaite l’annexer. Hannah Arendt recense ce qui définit l’autorité chez les Romains, les anciens, les fondateurs et l’on retrouve cette idée aux États-Unis d’Amérique encore de nos jours. L’Europe et plus particulièrement la France a perdu cette idée de l’autorité, car ils n’aiment plus leur passé, n’en comprennent plus le sens, en détestent les aspérités. Oublier son passé, tout comme en inventer un de toutes pièces, a souvent précédé les massacres. De nos jours, il est fréquent d’entendre parler d’une autorité d’en bas, du peuple, et les mêmes qui s’appuient sur ses déclarations demandent plus de démocratie pensant que le nœud du problème se situe là. Mais la démocratie est un pouvoir comme son nom l’indique, pas une autorité, même si elle croit la remplacer bien souvent. Comme l’autorité ne peut « agir » dans le monde sans se ternir irrémédiablement, elle ne peut devenir un pouvoir. C’est un phare dont on suit la lumière. Antigone l’a bien compris qui, se réfère aux lois non écrites, aux lois de toujours, aux lois de Dieu que les hommes ne peuvent, ne doivent même pas étudier, mais appliquer sans sourciller seulement. Cette autorité n’est pas là pour asservir, mais pour aider à grandir, amener l’homme à être un peu plus que soi. L’égalité tant recherchée de nos jours devrait faire face à l’autorité qui représente le seul véritable bouclier face à la tyrannie. L’autorité pourrait être comparée à un aréopage de vieillards que l’on convoque pour avoir leur avis sur l’état du monde. Créon n’est pas mauvais homme, mais il oublie ces lois éternelles, il les délaisse plus précisément, pour s’adonner aux plaisirs du pouvoir. Cette sorte de décision prise sans référence à l’autorité crée un clivage, car rien ne réunit autour d’elle, Hémon le rappelle à son père en lui disant que la rumeur populaire prend fait et cause pour Antigone pour avoir bravé la loi. Créon ne peut dès lors qu’invoquer encore plus de pouvoir, toujours plus de pouvoir pour alimenter son droit. Il réagit à tout ce qu’on lui dit où tout ce qui s’affronte à lui, et chacune de ces réactions est un pas en avant d’affermissement de son pouvoir : « Ne va pas garder dans ta tête une seule idée : que rien n’est juste que ce que tu dis, comme tu le dis. Quiconque pense de lui-même qu’il est raisonnable, ou qu’il a une langue ou une sensibilité que n’a personne d’autre, ceux-là, quand on ouvre, on voit qu’ils sont vides. Il n’y a rien d’humiliant pour un homme, même compétent, à s’instruire en mille choses, et à ne pas tendre l’arc trop fort. Sur les berges d’un torrent que grossit la tempête, tu vois que tous les arbres qui cèdent gardent leurs branches, alors que ceux qui offrent une résistance sont arrachés avec leur racine. » Mais aussi : « C’est que tu ne l’exerces pas (ton pouvoir), lorsque tu piétines les honneurs que l’on doit aux dieux. » Ainsi Créon refuse de se déjuger et s’isole un peu plus, persuadé que l’on va le prendre pour un fou s’il se déjuge, ou pire un faible. La force est devenue son seul repère. Mais Créon a oublié que la vraie force sert à protéger et non pas à aliéner.

Dans l’incompréhension avec l’autorité se cristallisent tous les maux de notre époque, et les maux de Créon donc. Il faudra Tirésias pour rappeler à l’ordre le roi de Thèbes, mais il sera déjà trop tard. Créon aura trop bafoué les dieux, l’autorité. Notre époque moderne s’est ainsi démarquée de l’autorité, y voyant une violence qui, même si elle n’est pas toujours pratique, « fait violence », car elle oblige. C’est la chasse à tout ce qui oblige ou limite, et donc, par-dessus tout, la hiérarchie, car on y trouve le nœud de ce qui empêche d’être soi, ce que l’on met sous cette expression confondante individuation avec individualisme. L’autorité affronte Narcisse. Les dieux grecs eux-mêmes se pliaient au bon et au mauvais en se refusant d’abroger un sortilège jeté par un autre dieu. Les rois de France poursuivaient aussi l’œuvre de leurs prédécesseurs sans jeter l’opprobre sur ce qui leur préexistait. La prise en compte de ce qui existe pour continuer le tissage de la vie s’inspire d’une reconnaissance de la valeur de l’existant et du défi qui consiste à s’y frotter et à modeler une politique qui prolonge, mais aussi continue de soutenir l’ensemble. L’Europe repose toujours sur cette idée d’autorité bien qu’elle lui interdise toute présence dans le débat public. L’intimité d’Antigone avec les dieux, son approche même des dieux, sa proximité d’avec Zeus, se révèle singulière, et, précisément, c’est ici qu’Antigone nous éclaire le plus si l’on veut bien y aller voir. Antigone nous rappelle ce qu’est un  dogme, l’outil de l’autorité que personne ne peut toucher à moins d’être Dieu. Non pas cette horrible chose qui contraint et bâillonne ma liberté mais une intimité avec Dieu. Le dogme me donne la liberté, car il m’oblige à puiser en moi, au plus profond de moi, ce qui me définit et me rend si singulier. Le dogme est une tradition dont nous pouvons nous caparaçonner de sa royale dignité en cas de gros temps.

Créon se fige, se roidit, et cristallise son action. Plus rien ne circule à travers lui. La vie tourne, gravite autour de ce roi fantoche, désorientée. Nul doute que le vrai crime de Créon est un crime contre la vie. Il la retient, il s’en croit possesseur. Après avoir cru disposer de la mort en refusant l’inhumation de Polynice, son forfait est consommé. Œdipe a eu son apothéose, mais Créon se trompe de constat. Œdipe n’a cessé de se tromper en mésinterprétant l’oracle des dieux. Il n’a pas fomenté contre les dieux ni entretenu d’inimitiés avec eux. Il ne les a pas défiés. Il a accepté le destin infortuné des Moires. Œdipe n’en finit jamais de parler depuis Delphes. Son origine explique et raconte toute sa vie. Créon trouve en Antigone une adversaire inattendue et il ne se remettra jamais de cette surprise. On sait que dans un combat, la surprise est bien souvent une arme décisive. Il nie tout droit à Antigone parce qu’elle est une jeune fille, parce qu’elle doit donc obéir, parce qu’elle a des devoirs envers lui, parce qu’elle lui doit le respect et n’a rien à dire des affaires de l’État. L’amnésie de l’histoire dont souffre Créon le pousse à confondre le pouvoir et l’autorité ! L’autorité et le pouvoir doivent être complices même si l’autorité règne là où le pouvoir préside. Saint Paul résumait cela avec son sens de la formule magique : « Omni potestas a Deo » (tout pouvoir vient de Dieu) ce qui signifie que si quelqu’un use du pouvoir en oubliant Dieu, ce pouvoir ne vaut rien ! C’est là que le bât blesse, dans cette minuscule ouverture, dans ce trou de souris à perspective humaine, qu’Antigone va glisser son doigt et appuyer jusqu’à tordre de douleur Créon qui, découvrant cette faille dans son discours, faille qu’il n’avait pas vue, pas anticipée, et dont il ignorait même jusqu’à l’existence, faille qui lui est révélée par une jeune fille pubère et ingrate donc terrifiée, il va vaciller devant l’évidence posée à ses pieds : il n’a pas le droit de faire ce qu’il fait ! Grand Dieu, quelle secousse ! Créon rêve de faire de Thèbes une cité parfaite, la cité parfaite, celle qu’elle n’a jamais été, celle qu’elle ne sera jamais, mais il ne le sait pas encore. Créon s’enferme lui aussi dans son rêve qu’il se rejoue à l’infini d’un grand chef à la tête d’une cité parfaite dont il aurait « fixé les mesures et tendu sur elle le cordeau, dont il aurait découpé ses limites et placé portes et verrous » 1. Antigone parle du lieu de la mort d’Œdipe, du lieu de la mort de Polynice, elle parle même depuis l’oracle de Delphes juxtaposant deux générations. Antigone ne quitte jamais son père. Elle aurait pu vivre une vie de femme, avoir des enfants avec Hémon, mais non, elle a bifurqué et parce qu’elle garde une intimité tout à fait spéciale avec son père, parce qu’elle l’a accompagné jusqu’à ses dernières heures, elle vit avec son souvenir et ce souvenir ne cesse de la fortifier. Il est difficile d’évaluer l’empreinte considérable d’Œdipe dans Antigone. Les rapports père-fille se racontent ici au quotidien au présent. Tout ce que dit Antigone se fonde à cet endroit et dans cette entente, car il s’agit autant d’un lieu que d’une relation. Antigone, munie de l’intimité qu’elle a partagée avec son père, sait que l’action de la vie passe du bien au mal en un instant, en une fulgurance qui, si elle prend les habits de la désinvolture, n’en imprègne pas moins toute une vie et quelquefois des générations… Cette intimité lui donne aussi la force d’affronter le destin des dieux et de se conformer à leurs décisions autoritaires tout en ne refusant pas de se battre, de combattre les événements de la vie et de ne pas relâcher sa garde. S’il est une qualité qui maintient Œdipe malgré tout, malgré lui, c’est la dignité. Antigone s’y drape quand Créon use de subterfuge comme la séduction. Créon n’a rien vu d’édifiant chez Œdipe, il n’a vu qu’un type qui a tout raté. Créon refuse l’intimité dans chacun de ses gestes. Il en a peur. Rien ne l’effraie plus. Et quand il découvre enfin l’intimité, c’est pour en user. Créon se sert des choses, il se les approprie. Il ne sait pas se mettre à leur disposition. Antigone, notre petite Antigone, dispose d’un trésor. Sophocle ne dit pas si elle sait ce trésor, si elle en a pleinement conscience, mais ce que le poète nous dit à travers le comportement qui peut paraître absolutiste d’Antigone, c’est l’indissolubilité du lien père-fille, et donc de ses fruits, en l’occurrence la dignité, la fidélité, la justice, le respect de l’autorité, donc des dieux. Si l’on voulait ôter à Antigone ce trésor, il faudrait lui arracher le cœur. Ce que fera Créon, car il se trouvera tout démuni. Quand tout le monde craint Créon dans la pièce, Créon, lui, craint Antigone. Il s’inquiète de ses certitudes. S’il avait pris soin de lire l’histoire, il aurait peut-être commis des erreurs, mais il aurait assumé son rôle de chef d’une manière plus humaine. Il ne se serait pas claquemuré dans sa propre vision. Dans un geste fou et lucide, on l’imagine s’agenouiller devant Antigone et lui serrer les genoux en pleurant après avoir reconnu le trésor que cette jeune fille avait déposé devant lui, ce trésor fabuleux qu’est le dogme : l’enveloppe sacrée de la vie intérieure qui donne une connaissance sans nom, inouïe, infinie et diffuse : la connaissance du divin.

  1. La Bible. Le Livre de Job

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