Antigone, insoumise et intime (7/7. L’amour)

7ème et dernière partie : L’amour

Le désir d’Antigone est familial, elle ne veut pas laisser son frère sans sépulture ; Créon, lui, désire s’affirmer en tant que roi et montre son pouvoir. Antigone privilégie les liens familiaux qui incarnent l’amour et révèlent un être. Créon assoit son pouvoir en signant un acte de loi qui doit établir son autorité. Un même mot caractérise leur action : le désir. Mais le désir ne reconnaît pas le désir chez l’autre, on pourrait croire, surtout si l’on est tenté d’aduler le désir pour lui-même, que le désir adoube tout désir qu’il rencontre. Entre Créon et Antigone, c’est la mesure des désirs qui compte. Face à face, Antigone et Créon vont augmenter la mesure de leurs désirs à l’adversité qu’ils rencontrent. Mais la source du désir d’Antigone est-il encore compréhensible de nos jours ? En effet, le désir d’Antigone, ce désir qui se fonde sur la justice, justice faite et rendue à la dépouille de son frère et aux dieux, ce désir prend tout son sens, car il est communautaire, il s’inscrit dans une cité et dans une famille, vision réduite de la cité, et dans une croyance, Antigone s’adosse aux dieux pour interpeller Créon. Antigone n’exprime pas un désir personnel, elle défend une loi éternelle, elle défend son devoir à le dire, à le clamer devant n’importe quel pouvoir qui se croirait au-dessus d’elle. Depuis quand n’entendons-nous plus qui que ce soit s’ériger dans l’espace public pour clamer son devoir au prix de sa vie ? Le pire ? Nous nous sommes habitués à ce silence, cette résignation, les lois transcendantales ne nous disent plus grand-chose, donc rien ne vient surplomber et donc corriger les lois qui passent devant nous et nous encerclent comme des détritus dans un courant d’eau. Les communautés qui fortifiaient l’individu au sein d’un espace qui le protégeait et lui permettait de grandir ont volé en éclats. L’individu ressemble maintenant à un électron fou qui ne peut se construire que des bourrasques de vent qui l’épuisent et le déboussolent sans cesse et effacent jusqu’au goût du sens à donner à sa vie. La vie sociale repose sur le droit et le droit seul, mais en un lieu sans géographie composée de gens hors sol tous les droits se valent et se concassent dans un odieux capharnaüm. Créon a le pouvoir. Antigone est la fille d’Œdipe. À une époque où il ne s’agit plus que d’avoir, de posséder, d’acquérir, Antigone pèse — puisqu’il faut évaluer — bien peu. La destruction méthodique de toute métaphysique s’apparente à un crime contre l’humanité. Peut-être le plus grand que le monde a connu. Puisque d’un clic, je peux tout acquérir je n’ai plus besoin que de connaître mon désir pour le rassasier. On comprend aussi que ce désir individuel que plus rien ne protège de son appétit n’accepte aucune limite et surtout pas celle posée par autrui ; alors entre en jeu l’envie, le désir dévoyé, avili.

L’être ne s’oppose pas obligatoirement à l’avoir, si l’avoir permet la réflexion liée à cette possession. La voix qui entre dans les pores de la peau, nourrit l’être, la connaissance, permet d’avoir une autre relation à soi et donc aux autres. Connaître l’autre sans connaissance de soi est semblable à un exotisme, et cette découverte restera au stade de l’avoir, elle signifiera l’inauthentique et racontera un viol, un fait divers comme il en existe tant, le viol de l’autre parce qu’il est autre. Plus nous repoussons l’idée de l’être, plus cette idée nous tourmente, nous n’avons que notre baguette magique, la technique, pour espérer lui régler son compte une fois pour toutes. La lutte est âpre nous pensons réaliser une avancée, une donnée inconnue jusque-là nous surprend. Nous avançons rapidement comme un escargot. Toutes nos décisions semblent frappées de nullité, nous pouvons nous entraîner d’arrache-pied à la course à pied pour être frappés d’un infarctus. Tous les conseils paraissent s’adresser à d’autres que nous ou au mauvais moment. Notre équilibre est précaire et nous feignons de l’oublier pour laisser s’épanouir notre orgueil. Seule la technique peut nous sauver et nous croyons que les NBIC viendront notamment sous le nom de transhumanisme résoudre l’équation de la vie. Mais déjà la rébellion de la nature nous rappelle et à tous ceux qui par idéologies avaient banni jusqu’au mot de nature, que l’homme rend des comptes et ne finira jamais d’en rendre. Le monde sans Dieu inaugurait notre toute-puissance ou notre désir devait être rassasié jusqu’à plus soif ; cette puissance si décriée dans la tragédie est toujours punie par les dieux avec une cruauté complaisante. Plus rien ne nous harmonise, et nous sommes comme un instrument de musique de valeur désaccordée. « Vous serez comme des dieux » dit le serpent à Adam et Ève, en mangeant le fruit de la connaissance, de la connaissance débridée, de la connaissance qui fait se croire Dieu à la connaissance qui tue Dieu. « Connais-toi toi-même » « Mais pas trop » se répondent comme en écho les deux bribes de citations de Delphes. Narcisse sera heureux « s’il ne se connaît pas » prédit le devin. La connaissance du bien et du mal, cette connaissance « face-à-face » dont parle Saint-Paul ne peut avoir lieu de notre vivant sous peine de nous voir consumés par ses feux ardents.

Comment a vécu Antigone après la mort de son père ? Dans l’attente de ses frères, dans la déchirure de les voir se disputer, se quereller, guerroyer et s’entre-tuer. Elle qui avait toujours voulu être le baume qui apaise les douleurs et les passions. Elle, qui aura toujours eu une conscience aiguë de la malédiction pesant sur sa famille. C’est ainsi que Hémon évoque la figure d’Antigone qui illumine toujours la ville de Thèbes : « Moi, il m’est permis d’entendre dans l’ombre ce que l’on dit, la douleur de la ville au sujet de cet enfant. On dit que, de toutes les femmes, c’est elle qui mérite le moins une mort ignominieuse, étant donné l’éclat de ses actions. Elle est la femme qui n’a laissé ni les chiens dévoreurs de chair crue ni aucun oiseau de proie détruire le corps sans sépulture de son frère de sang, tombé dans une tuerie. Ne mérite-t-elle pas cette femme, de recevoir une récompense en or ? » La ville de Thèbes aime Antigone. C’est la fille d’Œdipe et, malgré tous ses malheurs, sa légende se perpétue davantage. Œdipe n’est pas une victime habituelle. Est-il vraiment une victime ? Il se débat, il lutte, il ne cesse de scruter son âme, même quand le désastre l’enveloppe. Antigone a survécu. Comment a-t-elle fait ? Tout Thèbes s’enorgueillit de la force de vie d’Antigone. Tout Thèbes se lamente qu’une loi inique la frappe, car tout Thèbes sait qu’Antigone reste fidèle à ce qu’elle est, elle qui n’a plus rien que soi. Cela force le respect du peuple de Thèbes. Antigone n’a pas besoin de parler à tout va pour que le peuple de Thèbes comprenne le sens de son existence, tout ce qu’elle fait, toutes ses actions sont guidées par cette fidélité qui n’est que l’expression de l’amour qu’elle porte à sa famille. Et son dernier geste exprime cet amour à la perfection, l’amour ne peut pas périr, Antigone ne veut pas que ses souvenirs, tout cet amour accumulé dans sa famille malgré la malédiction, malgré tout, s’évapore et ne veuille plus rien dire. Antigone se veut fidèle, entièrement fidèle, elle pantèle de cette fidélité qui est toute sa vie. Il faut y voir l’apparence extérieure d’une profonde vie intérieure.

Antigone a collectionné ses souvenirs d’enfance, ses joies et ses souffrances ; elle sait qu’y réside la vérité de son être qui lui permet d’atteindre cette coïncidence de soi à soi, cette concordance du corps, de l’esprit et de l’âme et l’apaisement de cette dernière. Comme Ulysse qui ne quitte jamais le souvenir de Pénélope ou bien plutôt Ulysse le quitte parfois, mais alors c’est le souvenir qui revient le hanter. La vie intérieure se révèle un remède à toutes les défaites, à toutes les humiliations, à tous les dommages. La similitude avec le héros d’Ithaque peut d’ailleurs se poursuivre : comme Ulysse, Antigone n’est personne, signifiant par là que son identité est toujours à venir, que son apparence, sa vie extérieure illustrée par son nom n’est rien en comparaison de sa vie intérieure, pour noter aussi qu’avec le nom on aurait tôt fait de la cataloguer comme la fille d’Œdipe et c’est tout. Personne ouvre la porte à un infini qui peut être un rivage immense où l’on se perdra pour toujours, ou bien celui où l’on se retrouvera intact, mais éprouvé. Antigone se retrouve en enterrant son frère contre la loi et au mépris de sa vie. Ce qu’Antigone veut dire se résume en ce geste. Ulysse, un peu plus gourd, devra attendre de croiser le regard de Pénélope pour coïncider totalement avec lui-même. Dans les deux cas, Antigone et Ulysse tissent et retissent leurs traditions, ils sont fidèles à ce qu’ils sont et à l’idée qu’ils se font de ce qu’ils sont. Ce moment rare et éternel ne s’explique dans l’histoire de toute l’humanité que par l’amour. Personne, comme le masque de la tragédie. Personne n’est pas n’être rien, mais bien plutôt autre chose que ce que l’on est. Prosopon signifie le visage en grec, et la persona en latin, le personnage de théâtre. Ce mot révèle avec le recul, le passage de témoin de la Grèce à la Rome antique. Dans la tragédie, l’acteur revêt un masque afin de ne rien livrer aux spectateurs de ses émotions et que ses seuls dires et actes définissent son identité. Dans la Grèce antique, on cache ce qui ne saurait être vu. Je ne suis personne, car je n’ai pas de visage et je lance un défi à mon interlocuteur : « Vas-tu être à même de t’entretenir avec moi et ne te laisser guider que par mes dires et mes actes ». Un miroir sépare la Grèce de la Rome antique. L’enfantement de monstre n’est rien d’autre que la vue de soi autre, car il prend les traits de l’humiliation la plus profonde et indélébile. Quand Ulysse répond au cyclope : « mon nom est personne », il se résout à utiliser ce subterfuge, car il joue un rôle, il incarne quelqu’un, quelqu’un qu’il n’est plus tout à fait. Il joue son rôle, ce que le cyclope ne sait pas c’est qu’Ulysse dit : « Mon nom est Personne » avec une majuscule ; Personne, est un nom ! Il fait ce que Ulysse ferait, mais avec du recul, avec la connaissance et l’acceptation de ne pas être soi, mais lui. C’est Ulysse déchu, perdu, égaré, loin de chez lui, loin de tout, perdu par les dieux, c’est-à-dire qu’il prend la responsabilité d’être le roi Ulysse et d’agir en son nom pendant l’affrontement avec le cyclope. Il reste un peu d’Ulysse dans Ulysse, et de ce peu, Ulysse puisera la force d’être à nouveau soi. La plus grande ruse d’Ulysse dure presque toute L’Odyssée. Déclarer être un autre pour être mieux soi. Car être soi n’est pas rien. Beaucoup fuient cette possibilité dans l’ivresse de notre époque. Baudelaire aimait à louer l’ivresse pour l’ivresse. Il aurait haï notre époque qui ne connaît plus jamais la sobriété. L’ivresse n’a de goût qu’en respiration de la sobriété. Ulysse ne peut mettre un masque, son masque, qu’en ayant une connaissance aiguë de ce qu’il est. Il n’est plus roi, il est sans famille et sans pays et presque sans espoir. Il porte ce masque vis-à-vis de ses hommes aussi, non pas qu’Ulysse désire les tromper, mais il ne veut pour rien au monde qu’ils perdent espoir, Ulysse doit donc être Ulysse à leurs yeux. Cette illusion compassionnelle est bien connue des chefs et, si elle ne doit pas durer, elle s’avère essentielle et permet au chef de voir si ces hommes continuent d’adhérer à l’image du chef qui est aussi importante que la personne du chef lui-même. Dans le commandement le prosopon et le persona demeurent essentiels. Revêtir le masque d’Ulysse, dessiner son personnage revient à crier à la face du monde qu’Ulysse n’est pas mort. Il s’agit de l’identité d’Ulysse, de la marque Ulysse comme diraient les publicitaires de nos jours. Concernant Antigone, la situation est différente. Il n’existe pas de marque Antigone connue et Antigone agit seul ce qui rend son action encore plus étourdissante. Comme Antigone est une femme, elle utilise le miroir. Elle n’est personne face au roi même si c’est son oncle, même si c’est son futur beau-père, elle n’est personne par son arbre généalogique qui n’est que honte, et elle est personne, car ce sont ses frères qui causent le chaos de Thèbes. Et c’est justement parce qu’il se révèle si facile de penser qu’Antigone n’est rien qu’elle se transforme en une personne. Mais elle est ce miroir pour Créon que le nouveau roi ne verra jamais, car il ne comprendra jamais l’image renvoyée, la sienne. Car Antigone vient face à Créon en tant que personne, une personne parmi d’autres et mêlée aux autres, vivantes ou mortes, à venir ou présentes ; la personne comme tradition, lieu et liant, individu et nation, qui affronte le roi pour lui dire ce que tout le monde doit savoir : les lois des dieux, les lois non écrites priment sur le pouvoir du roi. Antigone pourrait dire à Créon : « Je suis personne et c’est à ce titre que je viens t’éduquer » que l’on ne trouverait rien à redire. Antigone est personne, mais sous la forme d’un miroir, car c’est justement parce qu’elle n’est personne que Créon devrait être alerté sur ce qui se trame. Créon lorsqu’Antigone se présente devant lui, amenée par le garde, ne comprend pas qu’il fait face à un enantiodromos, et qu’en choisissant l’orgueil, le châtiment de l’offense, la psychorigidité, sans prendre le temps du recul pour savoir ce qui se joue là, échoue à être un vrai souverain. Antigone lui renvoie cette image si subtile, mais si criante en même temps, je suis personne et pour cette raison tu dois comprendre que je peux être, ta liberté ou ton destin. Créon choisit le destin.

La contestation germe de l’amour trahi. Rien de pire dans l’histoire du monde qu’un amoureux éconduit. Toutes les vengeances, toutes les guerres, tous les drames proviennent d’un mal amour ou d’un désamour. Et les gentils organisateurs de l’époque moderne ont compris que de ce processus irréversible naîtrait un besoin de reconnaissance nouveau et rafraîchissant et insatiable surtout. Combien de révolutions auraient été étouffées dans l’œuf si elles avaient été prévenues par une caresse ou un sourire ? Combien de révolutions trouvent leur source dans une gifle ou un mépris ? De ce constat, venant de bonnes âmes, ce qui est très différent de belles âmes, car la bonne âme ressent un peu d’amour-propre à être ce qu’elle est ce qui perturbe sa vision et augmente la confusion de celle-ci, alors que la belle âme ne connaît presque rien d’elle-même, quelquefois rien… Elle s’ignore et s’humilie dans cette ignorance d’où elle tire sa première vertu donc. Les bonnes âmes se voudraient amoureuses de tous et de toutes, parce qu’il faut aimer, parce qu’on s’est rendu compte à quel point le mépris ou le dédain pouvait créer d’animosités… mais peut-on seulement comprendre une situation par son action et sa réaction ? N’est-ce pas justement oublier l’âme qui a présidé à cette situation ? Car si l’on s’arrête au constat de l’action qui a initié cette situation et à la réaction qu’elle a provoquée nous sommes incontestablement, inévitablement, insurpassablement réactionnaires. On peut juger ici le nombre toujours grossissant de réactionnaires ou de démagogues ou de populistes, c’est selon, ces qualificatifs indiquant seulement qu’un groupe de personnes s’entendent comme nocives au débat public et doivent être pointé du doigt comme telles. Mais il est impossible de penser, de dialoguer, car l’âme manque aussi bien dans le dialogue que dans l’analyse de la situation. Si la contestation germe de l’amour trahi, il faut comprendre qu’il est possible que rien n’ait pu éviter la réaction, ou alors que toute tentative n’aurait permis que de retarder la réaction. La réaction peut-elle être naturelle ? Je veux dire inscrite au cœur d’un homme malgré lui ? Le mal n’appartient pas à l’homme. Le mal s’immisce en lui. Si la contestation, et la réaction qui est acquiescement de la contestation, germent de l’amour trahi, d’un sentiment de rejet, de la blessure de ne pas se sentir aimé comme on pense le mériter, il n’existe de remède qu’en l’arrachement de la racine de l’envie. Ainsi de l’ouverture de la tragédie, quand Antigone s’adresse à Ismène dans un extraordinaire plaidoyer contre toute forme d’envie : « Je ne t’y pousserais pas ; et même si tu voulais agir encore, je n’aurais pas plaisir à te voir faire avec moi. Sache ce que tu décides. Moi, je vais l’enterrer. Il me paraît beau de mourir en faisant cela. Je l’aime, je serai couchée près de lui, qui m’aime. Mon crime sera la piété. Il me faut plaire plus longtemps aux gens d’en bas qu’à ceux d’ici. Là-bas, je serai couchée pour toujours. Si c’est cela que tu décides, continue, déshonore les dieux. » « Mon crime sera la piété » donc l’amour du divin. Antigone est mue par la force de l’amour et son amour est si vibrant qu’elle ne craint rien ni personne. Cet amour va ébranler tout le monde sur son passage et provoquera la stupeur de Créon. Antigone met en balance partout dans la tragédie le monde d’en haut et le monde d’en bas, mais pour toujours expliquer que l’amour est un lien indestructible qui surpasse l’idée terrestre de bien et de mal. Antigone qui finira par déclamer son évangile : « je suis faite pour partager l’amour, non la haine. » Mais un amour de l’autorité avant tout, un amour de la famille, un amour des lois non écrites, un amour des dieux. Un amour inconditionnel. Pas si facile à comprendre de nos jours où toute limite est prise pour une mesquinerie ou une tentation totalitaire.

Disons tout d’abord ce que cet amour aurait pu être s’il n’avait été conditionné, car il se donne comme certains à notre époque, que l’amour ne doit pas être brimé, sous aucune forme, et que s’il l’est, c’en est fini de sa substance ; c’en est fait, l’amour est déshonoré. Y aurait-il donc divers amours ? N’exprime-t-on pas de fraude si l’on estime qu’il y a plusieurs amours ? De nos jours, chaque pulsion est épiée comme un signe d’amour en germe, et le germe est ainsi confondu avec le fruit. Le mal repose sur l’oubli et la confusion. « À présent nous voyons comme dans un miroir et de façon confuse ». La confusion ? L’orgueil, l’envie, l’oubli, autant de tares qui nous ankylosent comme le cormoran de Baudelaire. L’amour naît dans le dialogue et dans le serment. Si l’amour n’était qu’un dialogue, il s’affaiblirait à la moindre occasion, il s’évanouirait sous les humeurs du temps, il disparaîtrait à la moindre contrariété. Qu’est-ce qu’une promesse faite au hasard ? L’amour subit aussi l’insuffisance ou l’excès qu’on lui porte, trop ou pas assez, depuis Guénon la quantité est au cœur de nos vies et ne cesse de nous faire fluctuer comme des roseaux dans l’eau. L’importance donnée à l’adjectif accolé ou au mot qui se dissimule sous les traits de l’amour et s’en veut soudain le synonyme. La pulsion devient ainsi un amour qui s’exprime mal, mais un amour tout de même ! On peut maintenant s’aimer trop ou se détruire par amour ou ne plus se supporter par amour, ou même s’entretuer par amour ! Plus personne ne connaît la signification du mot amour à une époque où il n’a jamais été autant employé. Peut-on glisser ici un début de définition ? « L’amour prend patience. L’amour prend soin. L’amour ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s’enfle pas d’orgueil, il ne fait rien de laid, il ne recherche pas son intérêt, il ne s’encolère pas, il n’entretient pas d’inimitiés, il ne se réjouit pas de l’injustice, mais il trouve sa joie dans la vérité. L’amour excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout. L’amour ne disparaîtra jamais. » Ainsi des exégètes ont montré qu’il était possible de remplacer le mot amour par Jésus-Christ dans cette épître de Saint-Paul sans en changer le sens. Il ne paraît pas impossible d’appliquer cette définition à de nombreux saints si l’on en connaît encore, et à Antigone bien sûr, sainte antique et préchrétienne, mais certainement sainte par son attitude et sa piété. Le plus grand ennemi de l’amour, c’est l’adjectif propre. L’amour-propre tue l’amour. Notre époque enflée de narcissisme, engluée dans cet amour de soi qui est la pire des idéologies, ne peut se défaire de ce miroir permanent qui sonne toujours et encore l’agonie de l’amour véritable. Nous sommes tous Créon a nous regarder dans le miroir et à l’interroger comme la sorcière dans Blanche-Neige pour savoir si nous sommes vraiment beaux, si nous sommes vraiment forts, mais cette image, ce reflet n’est jamais comme dans le conte capable de nous révéler la nature de notre goût immodéré pour nous-mêmes. Nous sommes atteints du vice du narcissisme, mais beaucoup plus graves, nous nous sommes amourachés de ce vice ; et aimer un vice revient à ne plus savoir s’en départir, car le vice réussit merveilleusement à ne faire qu’un avec nous jusqu’à devenir nous. Hémon rappelle ainsi plusieurs fois à son père qu’il est énamouré de sa fonction. Jésus-Christ lui-même doit faire face à cette exaltation d’amour-propre chez Pierre, son premier disciple, lorsque celui-ci implore son maître de le garder avec lui quand il va être exécuté, car il ne saurait vivre sans lui. Il faut que Jésus le ramène à la raison et lui disent ce qui se prépare et n’est pas glorieux : oui, il vivra le martyr, mais pas tout de suite, pas avec lui, et surtout malgré ses déclarations grandiloquentes, il trahira Jésus avant même que le coq n’ait chanté trois fois. Le mal se dissimule dans la vie quelquefois même sous de bons auspices, comme le maquignon face à l’abbé Donnissan, et profite de la faiblesse, l’anticipe, y participe, et s’immisce et dévoie tout sentiment humain aussi pur soit-il. Antigone ne souhaite rien, elle n’envie rien, dès la première phrase de la tragédie qui porte son nom, elle a déjà réalisé son désir intime. Elle a rappelé la limite, la limite qui donne sa forme aux hommes, car elle est tracée par les dieux.

La perte de la limite provoque la folie. La première limite consistait en la famille, puis il y avait la cité. De la famille, on a ôté l’autorité qui était la véritable limite. La cité agrandit en nation figurait encore un espace compréhensible par ses habitants, les ensembles gigantesques dévorant l’espace autour d’eux sous prétexte de respecter ou de rendre digne son espace à soi, ont fini de rendre les hommes apatrides et somnambules. Nul besoin de chercher l’immaturité de nos contemporains ailleurs que dans la perte de la famille et de la cité. Aristote notait que « l’homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par l’effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé, ou un être supérieur à l’espèce humaine. C’est bien à lui qu’on pourrait adresser ce reproche d’Homère : “Sans famille, sans lois, sans foyer…” L’homme qui serait par nature tel que celui du poète ne respirerait que la guerre ; car il serait alors incapable de toute union, comme les oiseaux de proie. » Aristote dresse ici le portrait du révolté permanent, tempérament que l’on trouve bien sûr dans la nature et qui ne se rassasie que de sa propre colère ; que cette dernière soit justifiée ou non n’y change rien. Les politiques qui mènent des actions contre la famille devraient se méfier, la destruction d’institutions rend insatiable par la volonté de puissance qu’elle engendre ; cela annonce le règne de l’anarchie qui est bien un règne a contrario de ce que les anarchistes clament, car il se révèle difficile, sinon impossible de sortir de l’ornière de l’anarchie et Créon en est l’exemple parfait. « L’homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’État. » L’homme en se départissant de ce qui l’élève se départit de sa nature humaine. « Celui qui ne peut vivre en société, et dont l’indépendance n’a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l’État. C’est une brute ou un dieu. » Et Aristote de continuer : « si l’homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. Il n’est rien de plus monstrueux, en effet, que l’injustice armée. Mais l’homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu’il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c’est l’être le plus pervers et le plus féroce ; il n’a que les emportements brutaux de l’amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale ; car le droit est la règle de l’association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit. » Comment passe-t-on du manque d’amour au désamour et à la révolte ? En laissant libre cours à ses humeurs, en leur autorisant l’accès à l’intérieur, au monde libre, en leur autorisant la propagande à travers l’action. Mais à travers l’humeur, seul pointe l’individualisme ! « L’humeur, c’est ce qui fait notre particularité individuelle, notre expérience personnelle. Nous avons de méchantes humeurs, de bonnes humeurs, des humeurs passagères. » (Julien Freund). Les humeurs deviendront les passions, les affections… mais la trace de ces désirs reste profonde dans la civilisation. Il ne faudra bientôt plus rien dire contre ses humeurs, car elles incarneront l’identité de l’individu. Ainsi celui qui a fauté répondra qu’il est ainsi, signifiant par là qu’il ne peut aller contre ce qu’il est, voulant parler de sa nature. Le christianisme qui imposait la règle « solitus in excelsis » comme une fin en soi sera oublié et la dernière digue rompra. Parce que dompter ses humeurs revient à se contrôler, à apprendre, à se dompter, à obéir donc. La violence gratuite que l’on constate un peu partout à notre époque n’est qu’une légitimation des humeurs. Cette violence s’épanouit alors et se déclare, gratuite et obligatoire, deux adjectifs qui pourraient paraître contradictoires, mais qui ne le sont pas. Car il faut exprimer le moindre dépit même s’il ne s’ancre dans aucune des causes de la manifestation ; on exprime son dépit pour exprimer ce dépit, parce que l’on vaut aussi par son dépit. Le laisser-aller des émotions a oublié l’erreur, il n’est pas possible de commettre d’erreur, si l’on est soi-même. En biffant l’erreur, on biffe l’être comme dit Socrate dans le Phédon. Le monde moderne trace les limites de l’authenticité. Il faut être bien conscient que dès lors puisque tous les mots, tous les sens, peuvent être retournés et inversés, il n’est plus possible de penser une chose sans la passer au tamis de l’humeur. Nos anciens auraient trouvé cela d’une trivialité odieuse. Le soi et le moi ne font plus qu’un car le second a désintégré le premier. Dans cette haine qui cache son nom, cette haine qui veut tout rattraper sans savoir ce qu’est le tout, mais où tout est tout, haine d’une part de moi parce que je descends de cette famille conformiste et petite-bourgeoise, haine de cette famille qui ne s’est pas rebellée tout simplement ; du manque de réaction, haine de cette forme d’indolence ; lire : qui ne laissait pas libre-cours à ses humeurs, qui se targuait de savoir-vivre, je hais donc je vis, je hais cette famille qui m’a étouffé, ce père et son autorité factice, cette mère et son empathie douteuse, ses frères et sœurs et leurs mesquineries, leur religion conformiste, tout ce qui choit dans la corbeille du bien-faire, du savoir-faire… tout ce qui ce heurte à moi ! Protéger du moi, voici bien la première fonction de la famille. Aristote rappelle le problème inhérent à la perte de famille ou de loi, de tout ce qui limite, trace un contour et permet de grandir, « cautérisé » par le devoir et non seulement par le droit : « L’homme qui serait par nature tel que celui du poète ne respirerait que la guerre ; car il serait alors incapable de toute union, comme les oiseaux de proie. » Et il insiste : « Mais l’homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu’il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c’est l’être le plus pervers et le plus féroce ; il n’a que les emportements brutaux de l’amour et de la faim. » Aristote emploie le terme aphrodisiaque pour amour ; il serait donc tout à fait juste de parler de drogue sexuelle plus que d’amour pur. L’animalité et la faim, le viol et la rapine, autrement dit. Auparavant celui qui voulait échapper à sa famille, à ses lois, à sa cité, larguait les amarres. Il partait au long cours et échappait à sa condition, ou tout au moins s’en donnait-il l’illusion. La vitesse des transports qui rend tout accessible tout de suite a rendu cela impossible. Il n’est plus moyen de fuir. C’est ainsi que l’intimité même est traquée. L’extimité seule a droit de cité. S’il est impossible de construire sur la colère, la source de la colère se révèle toujours un terreau prolifique. Ainsi sur le sentiment de déchirure, sur ce manque ou cette blessure affective, va germer une voie parallèle à la civilisation, une voie où seule la colère prospère, où seule la colère fructifie, où seule la colère s’entend. C’est tout le problème de la colère, si on en avait conscience, elle disparaîtrait. La colère abolit la distance qui permet la proximité. La colère ne souffre pas son ombre. Elle alpague la pudeur pour la bastonner, elle la tuerait si elle pouvait, car la pudeur la désintègre en l’obligeant à se voir nu.

Quelle tristesse de voir l’amour, le plus grand sentiment humain, générer de l’aigreur, de l’humeur, de la colère ! La société qui s’est déployée après la Deuxième Guerre mondiale a peu à peu repris son bâton de pèlerin de l’individualisme et cette quête s’est animée très vite autour de la haine de l’autorité, des parents, des instituteurs, de tout ce qui opprimait mon individu, alors l’homme occidental s’est livré à l’amour de l’autre. La haine de soi le livrait corps et âme dans les bras de l’autre, mais pas n’importe quel autre, un autre virtuel, un autre idéalisé, perfectionné, aimé non pour ses qualités, aimé pour sa qualité d’autre, un autre hors-sol, ni là ni ici, malléable à souhait parce que désincarné. Cet autre formera un grand exotisme populacier et colonial. L’individualisme nous mène si loin de l’homme. En fantasmant un autre idéal parce qu’autre, le monde moderne atteignait une forme d’apothéose où l’homme déshumanisé lutterait pour ses humeurs et ses désirs qui lui auraient été imposés sans qu’il s’en rende compte. Dans la recherche de l’autre, seul compte mon trouble, mon désarroi face à quelque chose de tout à fait différent de nous, mais pour qu’il y ait un moi, il faut assurément qu’il y ait un soi, sinon point de rencontre, point de connexion entre l’âme et le corps et l’esprit, juste une salissure et une meurtrissure de la première et les deux autres transformés en exutoire perpétuel. De nos jours, la quête de l’autre ressemble à l’interface d’une grande base de données, où chacun est étiqueté donc connu et répertorié. Quel trouble pourrait bien provoquer chez moi un être dont j’aurais lu l’étiquette et la description avant même de le rencontrer ? Il en est ainsi de tous ces gens qui n’ont que le mot métissage à la bouche, mais qui jamais ne parle du métis qui est pourtant et jusqu’à preuve du contraire l’humanisation du métissage. Il refuse d’en parler parce que le métissage n’est pas une science de l’être, où l’on s’intéresserait à l’être métis et à ce qu’il vit, la difficulté d’être là et ailleurs, de là et d’ici, sans jamais savoir si son choix est juste ou faux. Le métissage est une idéologie au service de gens qui haïssent la pureté et l’authenticité. Il est aisé de reconnaître une idéologie : elle sort de la bouche d’un robot, d’un homme soudainement devenu robot parce que récitant une litanie ou un chapelet, mais sans aucune intercession de l’esprit. Leur divers est un même ! Attention, tromperie ! Puisons chez Antigone encore : comment reconnaître que quelque chose n’est pas soi-même si on ne se connaît pas ? « Ne peuvent sentir la différence que ceux qui possèdent une individualité forte. En vertu de la loi : tout sujet pensant suppose un objet, nous devons poser que la notion de Différence implique aussitôt un point de départ individuel. Que ceux-là goûteront pleinement l’admirable sensation, qui sentiront ce qu’ils sont et ce qu’ils ne sont pas. L’exotisme n’est donc pas cet état kaléidoscopique du touriste et du médiocre spectateur, mais la réaction vive et curieuse au choix d’une individualité forte contre une objectivité dont elle perçoit et déguste la distance. (Les sensations d’Exotisme et d’Individualisme sont complémentaires). L’Exotisme n’est donc pas une adaptation ; n’est donc pas la compréhension parfaite d’un hors soi-même qu’on étreindrait en soi, mais la perception aiguë et immédiate d’une incompréhensibilité éternelle. » (Victor Segalen). Devenir soi, devenir ce que l’on est s’avère donc primordial à la compréhension de l’autre. Quelle grande leçon d’Antigone !

La dictature de l’autre n’a fait que grandir aux XXe et XXIe siècles, sous des formes toujours différentes mais où le propre de l’exotisme se retrouve toujours comme fondation. Tout le monde s’est gargarisé de l’autre, l’a utilisé éhontément comme passe-temps, comme avocat et comme procureur. Comme exutoire de la haine de soi ; l’autre a exclu tout autre et a tracé les limites d’un amour qui ne pouvait être qu’exclusif. La dictature de l’autre a évacué la réflexion sur soi en remplaçant le « je crois en » par le « je crois que », ferment actif d’un totalitarisme imposant la soumission. « Je crois en » relève du témoignage intérieur communiqué. Il repose sur la vie intérieure et ses leçons. Il se développe sur l’amour de soi qui est l’opposé de l’amour-propre. La vie intérieure explore le bien comme le mal, et n’hésite pas à ausculter les causes comme les conséquences. Il n’est pas possible de se départir de soi donc il faut apprendre à s’aimer. Tout comme des parents avec leur enfant, tout comme le doigt avec la main, le pied avec la jambe, il ne s’agit pas de se départir de ce que l’on n’aime pas pour ne vanter que ce que l’on trouve s’accordant avec l’air du temps où l’idéologie en vigueur. Il ne s’agit pas de tomber amoureux, mais d’aimer, ce qui demande une certaine maturité. « Bel exemple que Jules Boissière qui, provençale, félibre, écrivit ses plus beaux vers félibréens à Hanoï. » S’entendre, écouter son être intime, c’est être sensible aux divers. À cet égard, la religion met en contact avec le père, car quoi de plus différent de l’homme que Dieu. De différent et de plus proche si l’on en croit les Écritures Saintes. Intimior intimo meo, disait Saint Augustin, savoir ouvrir toutes les couches que l’on a déposées sur son âme pour découvrir celle-ci à nouveau et ainsi se rapprocher de soi, et en se rapprochant de soi, entretenir sa vie intérieure qui est dialogue avec le divin. Cette distance qui s’appelle proximité.

J’ai dit la formidable grammaire de Sophocle avec l’utilisation du préfixe αφτο présent tout au long de la tragédie. Sophocle impose à ses personnages ce processus de reconnaissance de l’autre à travers soi. Libre à eux de céder à cette injonction grammaticale ou non. Ce retour à soi témoigne de l’autre. Les liens tissés dans la tragédie à travers ce « va-et-vient » permanent et si le poète ne montre pas les recherches, les dialogues intérieurs des personnages, ils apparaissent bien présents, chez Antigone surtout qui développe tout ce qu’elle sait en son for intérieur, c’est-à-dire de cette vie intérieure intense qu’elle a cultivée et fait prospérer. C’est sa vie intérieure qui lui ôte toute envie. Antigone revêt une importance extraordinaire à notre époque comme un antidote à la folie amnésique et individualiste. Ainsi la critique devrait toujours être amour, car elle oblige à la compassion avec le bien et avec le mal.

« Il n’a aucun titre pour me séparer des miens », répond Antigone à Ismène. Créon n’a aucun titre, c’est-à-dire qu’il n’a pas l’autorité. Pour me séparer des miens, il aurait fallu que l’édit vienne d’au-dessus, des dieux peut-être. Qui, sinon, peut se prévaloir du droit de rompre l’amour ? Antigone ne cesse d’avancer tout au long de la tragédie ; elle seule est en mouvement ; tous les autres personnages se momifient sur sa route. Cette petite Antigone dès le premier vers a pris la décision de mourir par amour. La plus grande preuve d’amour que l’on puisse faire à ceux que l’on aime dira Jésus-Christ. « Tu t’en vas donc dans la gloire et avec un chant de louange, dans cet antre des morts. Tu n’as pas été frappée par une maladie ravageuse et tu n’as pas reçu le salaire d’un coup d’épée, mais, seule mortelle, tu descends dans l’Hadès vivant, et librement » souffle le coryphée. Antigone donne sa vie, car elle ne pourrait subir le déshonneur de ne rien faire devant l’ignominie. Antigone ne peut pas ne pas. Antigone n’aurait pu à vivre sans enterrer Polynice, c’est ce qu’elle entend par honneur ; l’honneur ne lui sert pas à s’enorgueillir, mais bien plutôt à ne pas descendre sous une toise qu’elle trouve inacceptable. Antigone ne conteste pas à Créon le droit de la condamner, elle ne le conteste pas parce que cette condamnation relève justement du pouvoir de Créon, et Antigone ne conteste pas le pouvoir, elle s’y accorde même avec une belle quiétude, en revanche elle nie à Créon l’autorité pour appliquer cette loi. « Qui sait si vos frontières ont un sens chez les morts ? » lance-t-elle sûre de son fait.

Antigone sait que l’amour défie la mort. Tout amour veut ignorer les contraintes naturelles comme la séparation ou la disparition. L’amour d’Antigone pour sa famille montre que l’amour ne choisit pas, ne dissèque pas, c’est tout ou rien, on n’aime pas à moitié, on n’aime pas non plus par moments ; l’amour aspire à une plénitude et Antigone montre qu’il faut aimer en trois dimensions : avec le corps, la pensée et l’âme. Pourquoi mourir pour un mort peuvent se demander les lecteurs modernes ? Pour ne pas mourir soi-même, répondrait Antigone à qui cette question paraîtrait grotesque. Antigone rappelle la filiation et donc la transmission, ce qui lui permet d’avoir une coïncidence entre soi et soi ; se connaître, se reconnaître, lui permet de tout apprécier et d’aimer pleinement, prête à affronter le conflit tragique, dont seul l’amour sort  vainqueur.

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