Antigone, insoumise et intime (6/7. La vocation)

 

Que d’histoires au sujet de l’identité ! Le mot n’apparait ni dans l’épopée grecque ni dans la tragédie. L’identité à l’époque d’Antigone s’adosse à la lignée et à l’appartenance à une cité. L’identité s’imprégnait de l’enracinement. La famille et la cité rassemblaient sous un étendard virtuel l’intégralité de ce que l’autre devait savoir de soi lors d’une première rencontre. Pendant l’antiquité, personne ne clamait son identité ni ne la promulguait, et nul ne décidait de son identité. Il ne s’agissait pas de mettre un costume. Les hommes relevaient de leur identité. L’identité s’apparentait à une charge, on se devait d’en être digne. Elle statuait l’être et le devenir. L’époque moderne en a fait un enjeu, car elle a transformé l’identité en avoir, une sorte d’acquis dont on peut s’affubler ou se départir. Dans son fantasme moderne de croire que l’on peut tout choisir tout le temps, l’époque moderne a remplacé avec une méthode implacable l’être par l’avoir. Pourtant cette logique, cette idéologie a ses limites : certaines choses ne se peuvent acquérir, parmi elles : l’altérité. Vivre son identité, être ce que l’on est, habiter son nom, permettre l’intimité et donc la connaissance et l’approfondissement de son être, voilà les conditions sine qua non d’une rencontre avec l’autre. La première différence entre Créon et Antigone se situe à cet endroit précis, le terrain sur lequel se bâtit le combat, Antigone préserve ancré en elle ce don des anciens, des dieux, cet enracinement qui définit l’autorité à laquelle elle s’adosse pour tenir tête à cet homme, son parent, le roi, qui épouse la volonté de puissance et se trouve aveuglé par elle jusqu’à ne plus entendre que sa propre voix, son écho.

Le monde moderne exige le meurtre de soi, elle le pose en condition ; une nouvelle forme de sacrifice, un nouvel holocauste. Débarrassé de soi, tout est permis. Soi est l’ennemi. Le basculement des valeurs, leur inversion pure et simple, oblige à s’arrêter un instant sur leurs conséquences. La proposition s’avère simple : souffrez une fois pour toutes, en détruisant ce que la nature a fait de vous, et vivez pleinement votre vie. Un sentiment religieux reconnait immédiatement la langue du Malin, la voix de la séduction, la publicité. La nature vous a fait homme, réveillez la femme qui est en vous ! La nature vous a fait laid, la chirurgie vous transformera et fera de vous un objet de désir ! La nature ne vous a pas donné la mémoire que vous auriez souhaitée, une application sur votre téléphone vous suivra partout pour vous donner l’éclat que vous méritez ! Tout vous sera donné, de surcroît, parce que vous le valez bien. Qui entend encore l’écho, le murmure, après le slogan : « Parce que vous le valez bien ! » ? Il faut tendre l’oreille et alors avec clarté, on entend : « Vous serez comme des dieux ! » Sous le prétexte fallacieux d’offrir une liberté sans auscultation de soi et sans les difficultés inhérentes, le monde moderne vend un nuage de fumée, et de la poudre aux yeux. Le sentiment de puissance de l’époque se reproduira à chaque vente, à chaque transaction, et se régalera de cette poudre de perlimpinpin vendue à prix d’or et provoquant une addiction si forte qu’elle gonfle d’orgueil en éloignant un peu plus chaque jour l’homme de soi. La formule de Georges Bernanos : « On ne comprend rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure » révèle l’attachement du monde moderne à omettre l’homme dans l’homme ; il vaut mieux pousser l’homme hors de soi ; la seule attitude qui vaille réside hors les murs ; loin de soi et de sa condition : car il n’est plus possible de vivre ce combat avec sa nature, ce combat n’a plus de sens, il est désuet, hors de sens, hors du temps, si démodé alors que tout est possible, tout reste possible, tout à portée de main. Cette première mémoire qui est si vite effacée, si vite étiquetée comme caduque, archaïque, antique même, et c’est dire ici à quelle ignominie on assiste, cette première mémoire est balayée, on lui crache dessus afin de montrer l’infamie qui la caractérise ; cette honte, cette attache, cette prison, cet enchaînement à soi quand on peut tout être ! Quand on peut être tout.

La tragédie d’Antigone prophétise notre époque moderne en dénonçant la lutte de l’individualisme et de l’individuation. Sophocle a-t-il senti que l’homme deviendrait étranger à sa nature ? Si nous vibrons encore pour Antigone, si elle continue de résonner, de tonner à notre porte, c’est qu’elle exprime une urgence, la sauvegarde de la liberté et la liberté de l’homme ne peut être qu’individuelle, elle est aussi collective, car l’homme est un animal politique comme le disait Aristote. Les hommes souffrent de leur vue qui s’engourdit entre le tout proche et le lointain. L’espace entre ces deux destinations est le même qu’entre l’appel et la réponse. L’équilibre reste l’exercice le plus périlleux pour l’homme. L’oubli du passé, le meurtre de la mémoire, équivaut toujours à un oubli de notre relation à nous-mêmes. Beaucoup surnomment l’oubli du passé du nom de pragmatisme et déposent ainsi les critiques en se donnant bonne conscience ; le pragmatisme devient un sésame, une loi. En effet, Antigone oscille sans cesse entre le conservatisme et l’innovation. L’anarchiste aime la table rase, Antigone n’a rien d’une anarchiste ; l’anarchiste voudrait toujours tout réinventer. Créon incarne l’anarchiste. Il nie ce qui n’est pas lui. Il « crée » des lois. Il « est » ses lois. Tous les anarchistes l’ont pensé et tous les dictateurs l’ont appliqué. Existe-t-il une identité sans mémoire ? L’identité rassemble, elle ne devrait jamais exclure. L’identité établit les conditions d’une rencontre. Paul Ricœur résumait la condition de la rencontre en disant : « Pour être ouvert à l’autre que soi, encore faut-il qu’il y ait un soi. »

Je suis resté tant d’heures face à la phrase de Saint Paul : « Nous voyons comme dans un miroir et de façon confuse, mais alors ce sera face à face. » Se voir, se connaître, être connu… Ulysse n’est connu que d’Eumée et de ses chiens. Est-ce par magie ? Non pas, on ne peut céder à la fidélité qu’en ayant expérimenté la fidélité ; expérimenter la fidélité signifie aussi prendre du recul à son égard même et surtout si ce recul n’a rien de volontaire. Cette façon confuse, ce miroir, ce face à face, il ne s’agit que de conscience de soi, et cette conscience de soi n’est rien que l’amour. La question à se poser  : « Fais-je les choses par amour ? L’amour me guide-t-il ? » Mais qu’est-ce que l’amour ? Une exigence avant tout. Et cette exigence intercède auprès de l’amour. L’exigence se cale contre l’amour et prodigue cet équilibre, cette quête, cette soif, cette connaissance de soi. Qui suis-je ? Je suis cette exigence, cette volonté d’être soi et donc d’être ouvert à l’autre. Être soi mérite, accrédite et même revendique la rencontre. Je m’autorise la rencontre. Quelle peut-être cette rencontre ? Œdipe rencontre son père et le tue, mais il n’est pas soi. Tout Œdipe chez Sophocle indique la poursuite de soi. Tout Antigone chez Sophocle indique l’acceptation de soi.

Le passé donne du courage et permet la préhension. Le sens ne manque-t-il pas à l’époque moderne ? La conscience de la mémoire octroie une force qui déplace les montagnes ; et la première montagne à déplacer est notre ego. Lacan, dans sa folle étude d’Antigone voit le désir, seulement le désir et rien que le désir, mais Lacan sent bien qu’il y a autre chose, quelque chose qui échappe au factuel et à l’analyse. Tourner et retourner le concept de l’amartia, le péché grec, la faute, ne suffit pas. Antigone n’enfreint pas par goût du risque. Et la reductio ad desiderum n’explique pas tout. Elle ne dit pas l’altérité. Lacan a oublié l’événement, celui qui conditionne tout. Pour Antigone, la mort de son frère. Antigone n’est-elle pas enfermée dans ses habitudes avant cet événement ? Les habitants de Thèbes faisaient tout juste attention à elle. Elle vaquait au milieu d’eux sans but précis. Elle vivait sa vie, comme dit le dicton. Et ce double outrage intervient comme un énième maléfice des dieux contre sa famille. Les deux frères qui s’entretuent. Il faut accepter le joug des dieux, n’est-ce pas ? Mais un homme se dresse au milieu des dieux. Créon se croit investi d’une mission, celle de rétablir l’ordre et de dicter la conduite de chacun. Il le sait, c’est son destin, il va porter Thèbes au pinacle, en faire une ville modèle. Créon va plutôt permettre au papillon de sortir de sa chrysalide. Antigone va se métamorphoser. On ne devient pas un autre lorsqu’on se métamorphose, on devient soi, mais différent. C’est souvent une surprise pour les gens autour de soi. Ce n’en est pas une pour la personne concernée. Antigone n’est jamais surprise de devenir soi sinon elle l’interrogerait sur la conduite à tenir. Elle hésiterait, ânonnerait… Cette métamorphose signe une altérité, un changement de perspective. C’est une leçon d’Antigone, la connaissance de l’autre passe par la connaissance de soi. De la perte de soi, due au culte du moi, rien de sain ne nait, il faut se confronter avec soi, se cultiver avec ce qui dérange en soi, accepter et vivre la métamorphose qui en découle pour rencontrer et aimer l’autre. Antigone permet de requalifier l’identité. Si quelqu’un voulait dire l’identité d’Antigone, il s’attaquerait à une tâche sans fin ; il s’avère quasiment impossible de définir l’identité puisque celle-ci évolue sans cesse ; d’aucuns diront alors que l’identité circonscrit le fond d’une personnalité, mais comment négliger le caractère ? Comment feindre que le caractère et la personnalité ne cessent de s’interpénétrer et forment une collusion nouvelle après un événement ? Une identité qui ne se nourrit plus de sa rencontre avec l’autre se voue au suicide ; l’échéancier indiquant la date de sa mort a commencé de s’égrener. L’identité repose sur le passé et donc, sur une idée certaine de la transmission, si l’identité devient narcissique, elle meurt ; si l’identité s’égotise, elle meurt ; sans transmission, non pas une identité, mais une épitaphe. L’identité doit avoir soif de l’autre ; l’altérité renferme le secret d’une identité épanouie en permettant à la sève de la vie de circuler ; l’altérité peut souffrir des mêmes maux que l’identité : elle peut être narcissique, chercher la rencontre pour la rencontre, chercher à s’enivrer pour s’oublier, pour être l’autre, pour avoir l’impression de devenir l’autre, dans ce cas aucune rencontre possible, car la rencontre de l’autre est affaire de vertébrés.

Jacques Lacan dans sa folle entreprise de saisir, de toucher du bout du doigt le désir d’Antigone, a noté qu’Aristote s’autorise un drôle de jeu de mots entre habitudes et tradition1. Ce pourrait aussi être le sous-titre du Livre de Job. La tradition représente une identité et doit permettre d’évoluer et de grandir à son contact. Il s’agit de tuteurs inventés par les hommes pour transmettre leur savoir, pour ne pas oublier. C’est une œuvre humaine et singulière. Peut-être la plus belle de toutes. Mais souvent la tradition peut devenir comme une sorte d’habitude, elle peut même se confondre avec elle parce que les hommes oublient, et la différence entre l’habitude et la tradition tient au sens perdu. Le sens peut se perdre avec facilité, surtout si l’on s’en croit le gardien. Antigone ne possède rien que l’amour, et elle le trompète à Créon : « Ce n’est pas pour partager la haine, mais l’amour que je suis née. » Elle ne se croit pas dépositaire de la tradition. Elle ne défend pas son identité. Sa rencontre avec l’autre se déroule en négatif. Créon incarne cet autre qui l’oblige à se dresser. Antigone adossée à ce qu’elle sait, ce qu’elle croit, ce qui est immuable, et ce qui permet à l’homme de se tenir debout depuis la nuit des temps, reprend le fil d’une tradition perdue ou oubliée ou sur le point de l’être ; elle affirme que malgré son âge, cette tradition n’a pas pris une ride et qu’elle continue d’être un garde-fou. Antigone a découvert sa vocation en empoignant son passé, sa mémoire, sa tradition qui ne font qu’un et en les agitant au nez de Créon qui foudroie et contraint la fille d’Œdipe à devenir Antigone ; nul doute qu’Antigone se découvre sonnée par cette annonce ; elle panique d’abord, perd tous repères, se trouve désemparée, avec une vision estompée. C’est alors qu’elle pense à son père, qu’elle revoit ses deux frères, et ses pensées lui permettent de recouvrer ses sens et de recommencer à respirer. L’air qu’elle inspire lui redonne vie, elle sent la sève de la vie s’engouffrer en elle. Elle a cru mourir quelques secondes plus tôt, comme si Créon lui arrachait le cœur. Et comme elle revit, elle pense, elle passe en revue ses pensées, tout se mêle et s’emmêle, quoi que peu à peu une éclaircie traverse ses idées qui obstruent son esprit, et dans cette éclaircie, elle distingue Zeus trônant, et comme le roi de l’Olympe rassemble autour de lui les autres dieux, Antigone finit de ressembler ses idées, ce qu’elle savait, ce qu’on lui avait enseigné, ce dont son père l’instruisait, ce que son enfance avec ses humeurs partagées recense d’amour et de haine ; l’éclaircie continue de s’avancer, et tout à coup les éléments de son esprit prennent chacun une place, comme s’ils s’emboîtaient, et Antigone comprend que chaque chose à une juste place, qu’il est important de garder cette place naturelle, car elle dissimule une force qui protège.

Devenir soi n’est-il pas toujours devenir un autre mais que peut devenir celui qui ne sait pas qui il est ? Une épave, une éternelle dérive, un échouement ? Celui-là peut sombrer dans toutes les formes de soumission, comme la volonté de puissance ou la couardise ; il n’y a rien qui puisse le tempérer, le caresser ou le contrôler. Il s’agit ici d’avoir la même exigence que dans l’écriture : accoler au plus près, au plus proche, le style et le sujet. Réussir à faire corps pour ne faire qu’un. Opérer et accomplir la métamorphose pour sortir de soi, pour être soi. À la différence de ce qui est souvent dit ou cru de nos jours, la perpétuelle rencontre avec l’autre appelée aussi métissage n’est qu’un subterfuge, un zapping hystérique, un moyen de s’apercevoir, de s’entrevoir et de camoufler cette vision sous un maquillage ingrat, anémique et amnésique. Ici, continue de se mouvoir l’hystérie du monde moderne à créer de nouveaux besoins à la source insatiable de l’insatisfaction. Le monde moderne ne prend en compte que les conséquences sans jamais se préoccuper des causes. L’altérité n’implique pas la jouissance, en tout cas pas immédiate. Elle implique une plongée en soi, une odyssée, une exploration et une compréhension de soi. Il faut des frontières pour connaitre son pays, supprimer les frontières n’abolit pas les nationalités, plutôt la conscience de soi dans son espace. Le « je » atomique et jouissif a vécu en autorisant l’éphémère et l’oubli de soi. L’intimité, la scrutation de soi, l’inquiétude de soi, la fièvre de soi, non pas narcissique, mais désireuse de se placer dans le monde en relation avec l’autre apportent un tout autre contentement. Le monde moderne flatte, il n’investit que le champ de l’humeur, car il sait que l’humeur est reine, qu’elle règne sans partage sur le quotidien de l’homme. Le monde moderne, en bon sociologue, a seulement dispensé le meilleur ennemi de l’homme, celui qui aiguise son envie, l’instinct de propriété, et il a fondé son empire dessus. L’envie et la propriété représentent un couple infernal et dévastateur où l’homme se consume et s’éteint. La volonté de puissance, la lutte des classes, le communautarisme, toutes ces formes de désorganisation sociale boivent tous à la source de l’envie.

L’enfant applique la règle édictée, ou pas. Dans les deux attitudes, la règle dicte et dirige. En apprenant ou en refusant la règle, l’enfant se construit. L’enfant bâtit sa vie d’adulte en action ou en réaction. Il pose ainsi les fondations. Pendant longtemps, je me suis interrogé sur la phrase de Saint Paul : « Lorsque j’étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Devenu homme, j’ai mis fin à ce qui était propre à l’enfant. » Et Paul de Tarse de lier cet état d’enfant au miroir et à la vision confuse : « À présent, nous voyons comme dans un miroir et de façon confuse, mais alors ce sera face à face. A présent, ma connaissance est limitée, mais alors je connaitrai comme je suis connu. » Pourquoi existe-t-il une si grande différence entre l’appréciation des enfants chez Saint Paul et chez Jésus-Christ ? Et si résidait aussi à cet endroit la démarcation entre l’autorité et le pouvoir ? Les militaires connaissent bien cette ligne de séparation entre le grade et la fonction. Un caporal ne cédera pas un pouce de terrain à un colonel si celui-ci n’a pas les accréditations nécessaires. Le pouvoir et l’autorité tirent leur force de leur autorité et de leur pouvoir. L’autorité et le pouvoir s’articulent, on pourrait presque dire qu’ils s’organisent, mieux encore ils « s’organisment ». Mais le pouvoir relève du temporel, du terrestre quand l’autorité n’a pas de lieu, elle est de partout. Cette dernière comparaison apporte une compréhension importante et défie les propos de Saint Paul. La loi existe pour nous permettre de grandir, de nous fortifier comme un enfant, mais ce qui distingue l’enfant de l’adulte réside dans sa capacité à croire et tout spécialement au merveilleux. Qui n’a jamais vu les yeux pleins d’étoiles de l’enfant à qui on raconte une histoire qui dépasse les sens n’a jamais rien vu. L’enfant croit et aime croire, car il se délecte au quotidien de merveilleux et d’extraordinaire. C’est l’enfant du Christ, c’est certainement Antigone dans son enfance, on imagine une petite Antigone taquine et ne s’en laissant pas compter, c’est le commun des Saints et des Saintes bien souvent, animés par la merveille de la vie au quotidien. « Laissez venir à moi les petits enfants, et ne les empêchez point ; car le Royaume des Cieux est pour ceux qui leur ressemblent. » Car ils ne sont pas encore des robots pervertis par un fatras de fausses croyances seulement destinées à le rassurer. L’homme se caparaçonne si vite de tant de couches sécurisantes et stériles. Les premiers robots s’incarnent en les hommes bardés de leurs habitudes. Saint Paul voit une autre facette de l’enfance : le petit homme ne cesse d’apprendre — et il apprend en se frottant à la loi — Saint Paul souhaite que l’enfant qui appartient à la lettre devienne un adulte qui épousera l’esprit, car il aura digéré cette nourriture de son enfance et disposera sans y penser de toute la loi ; une acculturation en somme, quand l’éducation devient naturelle. Saint Paul a comme incarnation de cette réussite, Jésus Christ, qui n’abandonnera jamais l’ancienne loi et, au contraire, l’expliquera aux docteurs de la loi, mais en la parachevant d’une compréhension qui leur échappe. Cette compréhension, c’est l’esprit. La vocation d’Antigone appartient à l’esprit. La vocation ne peut grandir dans la lettre, elle se fige et dépérit. L’homme espéré doit se libérer et croitre dans l’esprit tout en reconnaissant l’empreinte de la loi en lui.

L’humilité gîte au cœur de l’homme, et l’homme feint de l’ignorer mu par le démon de l’orgueil qui propulse la volonté de puissance. L’autorité a perdu ses let­tres de noblesse en même temps que l’humilité. L’autorité est dev­enue un syn­onyme d’ordre implaca­ble, de force irréfléchie, de tyrannie. Quelle inversion des valeurs ! Alors que l’autorité selon Antigone empêchait la tyran­nie ! L’époque mod­erne a cette impres­sion de l’autorité parce que celle-ci a été foulée aux pieds par des hommes qui s’en sont servi ; alors qu’on ne peut, qu’on doit, qu’on se doit de servir l’autorité. Mais l’autorité a-t-elle été abimée par ces expéri­ences désas­treuses ? Une valeur ne peut pas être abimée par un homme. La fidélité se déploie au-dessus de Saint Pierre sans qu’il en soit capa­ble. La fidélité se déploie au-dessus de la trahison, car elle l’embrasse toujours. La fidélité s’affirme même dans la trahison. La trahison ne porte en elle aucun sens, sinon sa pro­pre sat­is­fac­tion. Toute valeur dit aussi l’incertitude au sein de l’homme. Toute valeur est un tuteur et un abri. Nul besoin de choisir, la valeur s’adapte à notre faib­lesse puisqu’elle précède nos incer­ti­tudes. Le monde mod­erne con­fond l’autorité et le pou­voir en leur faisant porter les mêmes plaies et les mêmes peines. Parce qu’il fal­lait ôter Dieu de tout. Ni les antiques ni les con­tem­po­rains ne com­prendraient, mais cela impor­tait peu, ils comp­taient pour rien à présent. Si jamais Dieu ne par­tait pas, il faudrait le tuer. Le XXe siè­cle s’est voulu le temps de la mort de Dieu. Il n’aura tué que la mort de son idée. Il aura surtout créé un nou­vel anthro­po­mor­phisme reposant sur le sui­cide. Si chaque génération sécrète sa propre morale, peut-on aller jusqu’à remplacer la morale par l’autorité ? Ce qu’il faut croire et ce qu’il faut dire. C’était le début du règne du relativisme. Ainsi sous le terme autorité a-t-on amassé tout ce que l’on détestait. Il fallait un exutoire. Combien de fleurs a-t-on vues défaillir à la perte de leur tuteur ? Quel arbre peut se maintenir lorsque son tronc se détériore ? Nier les lois de la nature, c’est nier la vie. La vie est flux et reflux, équilibre, vigilance, tant d’hommes ne comprennent pas qu’alors qu’ils allaient bien quelque temps plus tôt, ils se sentent proches de l’abime. Parce qu’ainsi le vie fluctue. Certaines choses nous sont faciles et puis difficiles sans que rien ne les rende plus dures que le temps qui passe. La préhension de cet état impose l’humilité qui est une arme, car l’humilité oblige à un rapport à soi en toutes occasions. L’humilité s’anime de l’acquiescement, de la docilité aux événements, de la confiance, de l’amour inconditionnel, de l’émerveillement…

L’inversion des valeurs repose sur une mise en abime. Peu de gens sont enclins à la mise en abime parce qu’il y a un risque incessant de s’y découvrir. Le rel­a­tivisme est un doux com­pagnon. Le rel­a­tivisme, c’est le maquignon de l’abbé Donis­san dans le roman de Bernanos. On peut con­voyer avec en sa com­pag­nie, il n’ennuie pas, il reste à sa place et fait preuve d’une empathie sans faille. Cepen­dant, il ne con­nait pas la com­pas­sion. Est-ce un prob­lème ? Mais non ! C’est un avan­tage, il ne me con­tredit pas, il est d’accord avec moi, plus exacte­ment il devance mon accord en le con­ce­vant avant que je n’y ai réfléchi. Le relativisme est vrai­ment la religion de l’époque ; il est un enfant naturel de la laïc­ité et tient en garde toutes les reli­gions. Le rel­a­tivisme n’aide pas, il se sat­is­fait seule­ment de son rôle de témoin ; il acte et acqui­esce, c’est un tech­ni­cien, un admin­is­tra­teur, un outil de sta­tis­ti­cien. Il n’est pas docile, il n’est pas hum­ble même s’il réus­sit par­fois à se faire passer pour l’humilité, mais à l’inverse de celle-ci, le rel­a­tivisme n’oblige pas à se remettre en question, car il remet en question tout autour de lui en permanence ; il con­forte appuyé sur l’égotisme et la sat­is­fac­tion immé­di­ate. Quand l’humilité pousse à con­fesser ses fautes, le rel­a­tivisme trouve à nuancer toutes infrac­tions en pré­tex­tant la règle du « deux poids deux mesures » qui s’avère un passe-partout fort utile en bien ou en mal. L’humilité est un appren­tis­sage de la loi pour accéder à l’esprit. Savoir obéir, c’est appren­dre à gou­verner. Obéir, pour mieux vivre. Pour vivre pleine­ment. Antigone se lève, car elle obéit. Antigone se lève parce que Créon ne sait pas obéir. Peut-être Antigone s’est-elle levée alors que tapie depuis des semaines elle attendait le faux-pas de Créon face à la guerre en cours. Sophocle ne le dit pas. Peut-être n’y a-t-il là rien d’imprévu ou de provoqué (de provo-care, précéder l’appel), peut-être Antigone fomentait-elle sa révolte depuis fort longtemps… Antigone obéit à la loi et à l’esprit. Elle s’adosse sans cesse et c’est de là, vérifiable en tout point, d’où elle parle : adossée au passé. Dans Antigone, on trouve une incarnation de l’idée d’autorité formulée par Hannah Arendt 2. L’autorité rassemble ces siècles passés, cette vie amassée qui vaut infiniment mieux que la dernière idée soupesée à l’aune du relativisme. L’autorité est ce repos, ce calme. Un jour, à Delphes, épuisé d’avoir marché des heures, je suis descendu au temple d’Athéna, et je me suis assis contre une colonnade, je me suis assoupi au soleil montant dans un ravissement certain. Antigone, et ce n’est pas la moindre de ses promesses nous offre le dialogue divin, celui-ci n’a rien de relativiste ou même de confortable. Antigone s’apprête dès le premier jour de son engagement, c’est-à-dire dès le premier jour de sa conversion, c’est-à-dire dès le premier jour de sa vocation, à mourir. Antigone s’inspire de sa relation aux dieux, spécialement à Zeus. Cette intimité avec les dieux et leurs édits qui supplantent les lois terrestres relève de la sainteté. Le saint se fonde sur son dialogue avec Dieu et sur les dogmes pour grandir encore et toujours dans cette intimité. Parler avec Dieu, c’est le voisiner. Refuser l’autorité, c’est refuser cette proximité. On voit comme l’ordre est inversé, chamboulé et disloqué. Antigone découvre le sacré avec la mort de son père ; avec le cadavre de son frère, elle empoigne sa mémoire et celle-ci lui témoigne qu’elle doit choisir : l’honneur ou la folie. Elle décide l’honneur. Elle décide de suivre l’histoire de sa famille avec ses hauts et ses bas. Elle s’adosse pour cela à une loi non écrite, un dogme : on ne laisse pas sans sépulture un mort. C’est tout. Le mot dogme représente la loi adossée à l’autorité. Les dogmes sont variés : écrits ou non écrits, comme cette loi qu’Antigone semble détenir : on ne laisse pas un mort sans sépulture. Créon paraît la découvrir, il n’en savait rien, il l’avait oubliée, il faut dire qu’il ne l’avait pas écrite ni décidée. En se levant ainsi devant le pouvoir et en glissant son doigt dans un interstice, Antigone inaugure ce que feront les premiers chrétiens en se dressant devant Rome3, dire la vérité de l’esprit et la confronter à la loi, refuser la soumission au pouvoir temporel, repenser la liberté en tous lieux et en toutes occasions, car sachant que la liberté est à l’homme et l’amour est à Dieu et que la liberté mène l’homme à l’amour de Dieu. L’action d’Antigone aurait pu rester endormie, mais la pierre d’achoppement nommée Créon en a décidé autrement. Antigone ne s’est pas révoltée contre son sort, elle l’a même trouvé conforme. Zeus l’a aidée à parler de lui. Zeus lui a permis de découvrir un pan de mystère. Ce qu’Antigone a reçu s’avère sans commune mesure avec ce que Créon pourra lui promettre. En entrant dans le mystère, Antigone a fini d’ouvrir la porte que la divinité laisse toujours entrouverte. Ainsi Antigone échappe à l’hérésie : le droit de choisir parmi les dogmes. La loi écrite s’érige comme le cours de la monnaie. La loi non écrite et irréfragable abrite la vérité. Cette loi inclut et n’exclut pas. Antigone dit : Je suis faite pour l’amour… elle a choisi. Elle a choisi Zeus4, c’est-à-dire deus, c’est-à-dire Dieu, le Dieu qui vient et condamne les tyrans. Le Dieu qui vient à sa rencontre et qu’elle verra bientôt face à face.

  1. Entre ἔθος (éthos) et ἦθος (êthos). L’habitude : ἔθος (échos) pour ἦθος (êthos), l’éthique
  2. La Crise de la Culture
  3. Cf. le livre rafraichissant de Emilie Tardivel, Tout pouvoir vient de Dieu, un paradoxe chrétien. Edition Ad Solem.
  4. La lettre delta, se prononce dzelta, en grec. Ainsi Zeus est la prononciation grecque de deus en latin

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