Être soi

Être soi n’est jamais une habitude, l’identité est une recherche et une affirmation, un enantiodromos permanent, comme un état de siège. Qui suis-je ? Où vais-je ? Il faut sans cesse se remettre en question et explorer le mystère de la vie, mais caparaçonné de ce que l’on sait de soi et de l’accord de soi au monde, c’est-à-dire qu’il y a quelques certitudes, il ne peut pas rien n’y avoir.

Le révolutionnaire et le pardon

Le révolutionnaire n’a aucune appétence pour le pardon, car il déteste le don qui lui semble suspect et l’autre avec qui il aurait pu sceller l’avenir.

Pour le révolutionnaire, mû par l’envie, la seule forme de pardon qui lui est propre passe par l’humiliation ou la mort de son opposant afin de célébrer sa victoire méritée sur un nanti.

La volonté seule ou la seule volonté

Antigone sait que l’homme ne doit pas croire en sa seule volonté. Là aussi il s’agit de pouvoir qui se gonfle de sa superbe. La volonté seule se pervertit, elle se corrompt, se flétrit et s’enorgueillit. La seule volonté, ou la volonté seule qui souvent l’accompagne, investit l’espace dès l’oubli d’une puissance supérieure, l’autorité. Tous ceux qui agissent en politique sans se référer à une force supérieure se fourvoient. C’est une leçon d’Antigone, l’une des lois oubliées par Créon qu’elle redore et rappelle.

Antigone, insoumise et intime (7/7. L’amour)

7ème et dernière partie : L’amour

Le désir d’Antigone est familial, elle ne veut pas laisser son frère sans sépulture ; Créon, lui, désire s’affirmer en tant que roi et montre son pouvoir. Antigone privilégie les liens familiaux qui incarnent l’amour et révèlent un être. Créon assoit son pouvoir en signant un acte de loi qui doit établir son autorité. Un même mot caractérise leur action : le désir. Mais le désir ne reconnaît pas le désir chez l’autre, on pourrait croire, surtout si l’on est tenté d’aduler le désir pour lui-même, que le désir adoube tout désir qu’il rencontre. Entre Créon et Antigone, c’est la mesure des désirs qui compte. Face à face, Antigone et Créon vont augmenter la mesure de leurs désirs à l’adversité qu’ils rencontrent. Mais la source du désir d’Antigone est-il encore compréhensible de nos jours ? En effet, le désir d’Antigone, ce désir qui se fonde sur la justice, justice faite et rendue à la dépouille de son frère et aux dieux, ce désir prend tout son sens, car il est communautaire, il s’inscrit dans une cité et dans une famille, vision réduite de la cité, et dans une croyance, Antigone s’adosse aux dieux pour interpeller Créon. Antigone n’exprime pas un désir personnel, elle défend une loi éternelle, elle défend son devoir à le dire, à le clamer devant n’importe quel pouvoir qui se croirait au-dessus d’elle. Depuis quand n’entendons-nous plus qui que ce soit s’ériger dans l’espace public pour clamer son devoir au prix de sa vie ? Le pire ? Nous nous sommes habitués à ce silence, cette résignation, les lois transcendantales ne nous disent plus grand-chose, donc rien ne vient surplomber et donc corriger les lois qui passent devant nous et nous encerclent comme des détritus dans un courant d’eau. Les communautés qui fortifiaient l’individu au sein d’un espace qui le protégeait et lui permettait de grandir ont volé en éclats. L’individu ressemble maintenant à un électron fou qui ne peut se construire que des bourrasques de vent qui l’épuisent et le déboussolent sans cesse et effacent jusqu’au goût du sens à donner à sa vie. La vie sociale repose sur le droit et le droit seul, mais en un lieu sans géographie composée de gens hors sol tous les droits se valent et se concassent dans un odieux capharnaüm. Créon a le pouvoir. Antigone est la fille d’Œdipe. À une époque où il ne s’agit plus que d’avoir, de posséder, d’acquérir, Antigone pèse — puisqu’il faut évaluer — bien peu. La destruction méthodique de toute métaphysique s’apparente à un crime contre l’humanité. Peut-être le plus grand que le monde a connu. Puisque d’un clic, je peux tout acquérir je n’ai plus besoin que de connaître mon désir pour le rassasier. On comprend aussi que ce désir individuel que plus rien ne protège de son appétit n’accepte aucune limite et surtout pas celle posée par autrui ; alors entre en jeu l’envie, le désir dévoyé, avili.

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L’homme et les animaux selon Aristote

De là cette conclusion évidente, que l’Etat est un fait de nature, que naturellement l’homme est un être sociable, et que celui qui reste sauvage par organisation, et non par l’effet du hasard, est certainement, ou un être dégradé, ou un être supérieur à l’espèce humaine. C’est bien à lui qu’on pourrait adresser ce reproche d’Homère : “Sans famille, sans lois, sans foyer…” L’homme qui serait par nature tel que celui du poète ne respirerait que la guerre ; car il serait alors incapable de toute union, comme les oiseaux de proie.

Si l’homme est infiniment plus sociable que les abeilles et tous les autres animaux qui vivent en troupe, c’est évidemment, comme je l’ai dit souvent, que la nature ne fait rien en vain. Or, elle accorde la parole à l’homme exclusivement. La voix peut bien exprimer la joie et la douleur ; aussi ne manque-t-elle pas aux autres animaux, parce que leur organisation va jusqu’à ressentir ces deux affections et à se les communiquer. Mais la parole est faite pour exprimer le bien et le mal, et, par suite aussi, le juste et l’injuste ; et l’homme a ceci de spécial, parmi tous les animaux, que seul il conçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et tous les sentiments de même ordre, qui en s’associant constituent précisément la famille et l’Etat.

On ne peut douter que l’Etat ne soit naturellement au-dessus de la famille et de chaque individu ; car le tout l’emporte nécessairement sur la partie, puisque, le tout une fois détruit, il n’y a plus de parties, plus de pieds, plus de mains, si ce n’est par une pure analogie de mots, comme on dit une main de pierre ; car la main, séparée du corps, est tout aussi peu une main réelle. Les choses se définissent en général par les actes qu’elles accomplissent et ceux qu’elles peuvent accomplir ; dès que leur aptitude antérieure vient à cesser, on ne peut plus dire qu’elles sont les mêmes ; elles sont seulement comprises sous un même nom.

Ce qui prouve bien la nécessité naturelle de l’Etat et sa supériorité sur l’individu, c’est que, si on ne l’admet pas, l’individu peut alors se suffire à lui-même dans l’isolement du tout, ainsi que du reste des parties ; or, celui qui ne peut vivre en société, et dont l’indépendance n’a pas de besoins, celui-là ne saurait jamais être membre de l’Etat. C’est une brute ou un dieu.

La nature pousse donc instinctivement tous les hommes à l’association politique. Le premier qui l’institut rendit un immense service ; car, si l’homme, parvenu à toute sa perfection, est le premier des animaux, il en est bien aussi le dernier quand il vit sans lois et sans justice. Il n’est rien de plus monstrueux, en effet, que l’injustice armé. Mais l’homme a reçu de la nature les armes de la sagesse et de la vertu, qu’il doit surtout employer contre ses passions mauvaises. Sans la vertu, c’est l’être le plus pervers et le plus féroce ; il n’a que les emportements brutaux de l’amour et de la faim. La justice est une nécessité sociale ; car le droit est la règle de l’association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit.

Aristote, Politique. I.9-13

Antigone, insoumise et intime (5/7. L’autorité)

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5ème partie : L’autorité

Dans la Grèce antique, les hommes se connaissent et se reconnaissent dans le regard de leur famille, de leurs proches, de leur communauté. Les femmes se réservent le miroir qui est parti de la beauté, de la féminité, de la séduction. Le reflet est partout. « Là n’est pas de lieu qui ne te voit » écrit Rilke. Peut-on exister sans reflet ? Peut-on avoir conscience sans se connaître ? L’homme ne doit pas se voir dans le miroir de peur d’être absorbé par son image. Cette image qui réussit à nous faire oublier que nous sommes là. Si l’on pense ce que l’on voit, on l’entend, cela résonne en nous, et on le rêve aussi. Notre image nous échappe dès que nous la voyons. Ainsi la femme s’ajuste dans le miroir quand l’homme pourrait y perdre ses fondements. Le rêve, binôme de la mémoire, dissimule le temps et l’engourdit. Qu’a-t-on vu et quand ? Le regard et le reflet et l’imaginaire s’interpénètrent et ne peuvent être dissociés. Voir et se connaître se confond chez les Grecs. Voir, se connaître… mais pas trop, car si l’homme est une merveille, dans le sens d’un incident, d’une fracture fascinante, il recèle aussi sa propre terreur, il s’extermine et se torture, et il est bien le seul « animal » dans ce cas.

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Le clivage selon Créon

Créon divise ses interlocuteurs en deux clans, ceux qui sont avec lui et ceux qui sont contre lui. Il ne négocie plus et menace ceux qui s’opposent. La force le contrôle, quand la force ne doit jamais servir qu’à protéger, et il en est toujours ainsi de ceux qui se livrent corps et âme à la volonté de puissance. Manier la force comme pouvoir, c’est croire que la peur est le moteur du pouvoir et instaure l’autorité quand celle-ci s’apparente plus à la caresse d’un parent sur la joue de l’enfant après une bêtise actée. Si le pouvoir règne en pratique, il doit toujours être matinée d’autorité où il croira se suffire à lui-même. Créon ne sait plus d’où il parle ou tout au moins parle-t-il d’un lieu imaginaire où il vient d’arriver et qui n’existait pas avant son arrivée et qui a été créé par lui pour lui. Comme si étant roi, Créon n’était plus constitué des mêmes éléments de chair, d’os et de génétique que la veille de son sacre. Créon s’accole et s’attribue une identité de roi qui oublie d’où il vient et ce qu’il doit à son passé qui se trouve effacé par son avènement au pouvoir. Si l’identité s’avère une recherche et pour une part une construction bâtie par ses goûts et ses choix, tout un fond d’identité existe, préexiste même, en nous avant nous. Trop d’identités s’écrivent de nos jours, en se cristallisant sur ce fond ou seulement sur la recherche, quand l’équilibre préside à l’identité.

L’enantiodromos, la fourche de la vie

Créon se métamorphose en tyran. Il devient ce qu’il imagine devoir être. C’est l’enantiodromos, ce moment et ce lieu chez les Grecs, qui dit la véritable nature d’un homme quand, à la croisée des chemins, il doit se confronter au choix de la route à suivre. L’enantiodromos est la fourche où naît celui qui devient… À l’instar d’un parvenu prenant possession de la foudre de Zeus, il manque à Créon l’éducation et la compréhension de son pouvoir qui ne peuvent lui être données que par l’autorité. Créon pense en matière de droit quand il devrait d’abord penser en matière de devoir. Être soi n’est jamais une habitude, l’identité est une recherche et une affirmation, un enantiodromos permanent, comme un état de siège, qui suis-je ? Où vais-je ? Il faut sans cesse se remettre en question et explorer le mystère de la vie, mais caparaçonné de ce que l’on sait de soi et de l’accord de soi au monde, c’est-à-dire qu’il y a quelques certitudes, il ne peut pas ne rien y avoir, sinon il n’y a pas d’Antigone…

Prendre sur soi, une transfiguration

Il est difficile de comprendre à notre époque où règne l’individualisme que l’action d’endosser la faute que l’on ne pense pas de soi, que l’on pense de l’autre, mais qui forcément est aussi de soi, forcément, car j’ai déjà commis ce genre de faute par action ou par omission, cette faute ne m’est pas inconnue, l’action d’endosser la faute qui même si elle n’est pas de soi, aurait pu l’être, endosser donc la possibilité de l’exposition de ma faiblesse, moment d’humilité intense et prodigieux, transgresse mon moi et l’oblige à sortir de son confort ; ce geste provoque, sans même que j’ai à l’appeler de mes vœux ou à le rechercher, la traversée de la membrane qui me sépare d’un autre en moi que j’ignore encore, un autre qui surpasse ma nature, peut-être un autre prêter-naturel, la transfiguration qui me permet de devenir plus que moi.