Témoignage chrétien

Lorsque j’ai commencé ce blogue, très vite m’est venue l’idée d’écrire sur la liturgie. Non pas pour revendiquer un statut de spécialiste, mais pour partager mon expérience au sujet de ce qui représente le coeur de la vie d’un chrétien. Il y avait donc deux routes qui devaient se fondre : Il fallait raconter la messe (et ses bienfaits), et ensuite confier le cheminement qui l’avait révélée.

Partie 1 : Quelle messe pour quelle Église ? – Devant l’église

Prêtres en soutaneDurant l’année 1987, je crus que mon heure était arrivée. Ma vie s’effondrait. La vie ne s’effondre jamais, je mettrai quelques années à le comprendre ; ou elle s’arrête, ou elle se transforme. Ma vie se transformait donc, violemment, intensément, elle me proposait l’enantiodromos comme disent les Grecs. L’enantiodromos est cette route qui se fend, qui se sépare, qui devient deux, et nous place face au choix. L’enantiodromos m’a permis de comprendre ce qu’était la liberté. C’était une situation inédite, j’allais m’en rendre compte. Ce croisement où la vie prend une tournure tout à fait inattendue marque le passage de l’enfance à l’âge adulte. Ce moment n’a pas d’âge. Je veux dire que l’on peut le vivre à tout âge. Ce qu’il ne faut pas c’est ne pas le vivre. Ne pas comprendre ce qui différencie la liberté vécue pendant l’enfance de la liberté choisie à l’âge adulte. Parce que le choix fait, nous devenons un autre ; l’expérience nous révèle et donne un cadre et des fondations à la personnalité.

Durant cette année 1987, j’ai erré dans les rues de Londres, vérifiant à quel point l’ennui est une source créatrice ; temps qui devrait être obligatoire pour les jeunes gens ; temps qui aide à surpasser l’égo et à vaincre les démons. L’ennui libre et débridé, celui qui aime à étreindre l’hérésie. Durant cette errance dans les rues de Londres, j’allais d’église en église, je prenais mon quota de silence et de paix, je me coupais du monde, je vivais tout intérieurement. J’ai pris rapidement quelques habitudes, je privilégiais certaines églises, les prêtres reconnaissaient mon visage et j’aimais cette douce et discrète intimité. Être reconnu, sans connaître. Je ne parlais pas aux prêtres, un sourire me suffisait. Je mettrai des années et une rencontre à Sainte-Odile au milieu des années 90 pour redevenir intime avec un prêtre. Je ne m’explique pas cette défiance. Je ne sais pourquoi j’ai mis tant de temps à me confier, après mes études chez les religieux, entourés donc de religieux, par timidité, par volonté de ne pas déranger, par difficulté à faire confiance. J’ai mis des années à comprendre que l’intimité avec le prêtre, notamment dans le sacrement de Confession est une intimité avec Dieu. Pourquoi avoir pris tant de temps à comprendre une chose aussi simple, je n’en sais rien.

J’assistais à l’office bien que mon anglais rudimentaire fut encombrant ; je passais surtout beaucoup de temps à juste prier, nimbé de silence, entre les offices. L’expatriation, une pauvreté certaine, une solitude soufflant les portes du narcissisme, je vivais un dialogue étourdissant. Il faut ici avouer que j’ai été très tôt attiré par l’église. Je suis désolé d’avoir à dire — à avouer —, ce qui peut toujours paraître prétentieux, ou passer pour un forfait : j’ai toujours cru. J’ai toujours profondément cru et je n’ai perdu la foi que par jeu, vantardise ou bravade, c’est-à-dire momentanément, c’est-à-dire que même si je voulais le contraire je continuais de croire, intensément, profondément. C’était une partie de ma personne. Ma personne ne se comprenait pas sans cette exigence, cette foi chevillée au corps. J’ai parfois eu l’impression qu’il s’agissait d’un poids à porter — sentiment compréhensible pour un jeune homme qui s’aperçoit ne pas pouvoir se départir de qualités qu’il n’a pas choisies ou plus exactement qu’il pense ne pas avoir choisies ou qu’il pense différentes de sa nature profonde —, mais j’ai surtout, avec le temps, compris qu’il s’agissait d’une force incommensurable qui m’a évité tant d’affres que je vois supportées par les jeunes gens d’aujourd’hui.

J’ai beaucoup déménagé à Londres. J’ai déménagé de toutes les sortes. J’ai rencontré des personnages extraordinaires1, des saints des rues, des saints de gouttières comme je disais alors. Et puis, j’ai connu mon heure de gloire pendant ce purgatoire, vers la fin de mon séjour, de cette gloire discrète et sage comme la caresse d’une mère sur la joue de son enfant au coucher. J’ai emménagé à Covent Garden. J’avais un logement décent, un logement dans le centre ; au centre de Londres. Covent Garden était l’omphalos pour moi. Le centre du monde aurait-on dit dans un film de Mike Leigh 2. Et en emménageant à cette adresse, la Providence allait, comme souvent, bien faire les choses. Alors que selon ma bonne habitude, j’errais dans les rues de mon nouveau quartier, je découvris une petite église, enfoncée, engoncée entre les maisons victoriennes : Corpus Christi. Derrière les théâtres du Strand, sur Maiden Lane, j’ai découvert une petite église, l’église qu’inconsciemment je cherchais sans le savoir depuis le commencement de mon errance, l’église du saint Sacrement. J’entrai dans cette église et je fus transporté. Je ne sais pas très bien comment l’expliquer, mais je ressentis immédiatement que j’étais entré en contact avec quelque chose de vrai. La liturgie que je connaissais depuis l’enfance, la seule liturgie que je connaissais, liturgies diverses si l’on veut, parce que célébrée de plusieurs façons par différentes personnalités, mais même liturgie célébrée en français, même socle liturgique, déjà émoussé, déjà transformé et mal digéré parce que mal dégurgité, à une époque, dans les années 70, où l’on s’amusait à penser que dégurgitation rimait avec tradition ; on n’attendrait pas si longtemps pour découvrir que dégurgitation rimait plutôt avec régurgitation. Je n’avais bien sûr pas conscience de tout ce que j’écris maintenant. Et je ne voudrais pas que l’on croit que je viens régler des comptes. Je n’ai pas de compte à régler. Je ne fais partie d’aucune chapelle, d’aucun groupe, je suis plutôt un itinérant — attitude de vagabondage gardée de l’Angleterre —, et n’ai d’attaches qu’avec un ou deux prêtres que je vois une fois l’an quand je les vois. Je garde ainsi un œil totalement désintéressé sur les querelles intestines qui agitent et s’agitent d’ici de là, ce qui ne veut pas dire que je m’en désintéresse. Je désire juste retranscrire un peu de cette impression enthousiasmante qui m’a agité et entretenu depuis maintenant presque trente ans, quand, après avoir assisté à une messe selon le missel de 1962, j’eus l’impression que tout était à sa place, que tout prenait place, que rien ne pouvait être ordonné autrement. Que tout était à sa place parce que tout prenait sens. Oui, le mot est glissé. Le sens. Ce sens qui paraissait manquer parfois pendant la régurgitation ; ce sens donnant une solennité impérieuse, provoquant l’absorption de toute la communauté en une seule entité, baignant dans l’onctuosité, dans la suavité, envoutée et placée, disposée en état d’adoration. Je pensais que cette liturgie était la meilleure façon d’aimer le Christ. Cette liturgie était la porte d’entrée, la porte royale d’entrée, pour une adoration et un sacrement parfaits. Je n’avais strictement rien compris à ce qui se disait, mon niveau de latin n’avait pas fini de décliner depuis les classes où je l’avais étudié, mais j’avais compris qu’une vérité résidait là. Tout cela me parut évident, d’une évidence cristalline. L’intuition a toujours fait pour moi des merveilles. L’instinct — mais s’agit-il seulement d’instinct ? — nous donne ce qu’aucun raisonnement ne nous permettrait et il faut, avec humilité, accepter de ne pouvoir expliquer ce que l’on ressent. J’achetai immédiatement un missel anglais-latin au prêtre qui dût me prendre, tout d’abord, pour un exalté. Dans ma joie, je briguais de tout connaître de cette liturgie. Mon niveau d’anglais s’était amélioré avec le temps sous les sarcasmes des Anglais de la rue. Je pouvais adhérer à ma nouvelle passion. Dès lors, j’assistais tous les dimanches aux messes en latin de cette église. J’appris peu après qu’il s’agissait d’une messe de saint Pie V. Je ne savais pas qui était saint Pie V. Je savais que j’aimais sa messe.

Je suis rentré à Paris après une année. Je m’empressais de trouver une messe de saint Pie V. Je compris la difficulté de la tâche. L’époque était orageuse. Beaucoup parlaient de la messe en latin sans la connaître : ou en voulant se l’approprier ou en voulant la détruire. J’admettais qu’il était humain de vouloir s’emparer ou de revendiquer un trésor, tout comme de vouloir se débarrasser d’un héritage dont on ne sait que faire et qui encombre le grenier. Je regrettais déjà l’innocence et la candeur de ma découverte à Londres. J’ai passé quelque temps à saint-Nicolas du Chardonnet, mais je n’aimais pas la Cour des Miracles qui geignait ou conspuait sur le parvis, et guère plus les discours égocentriques et politiques déclamés en chaire ; tout cela me semblait trop plein de soi-même. Je regrettais amèrement le temps de l’humilité, le temps de l’enfance à Londres. Des temps innocents et vivants, ingénus et imprudents. Je me réfugiais bien vite dans une petite chapelle du XVe arrondissement, Notre-Dame du Lys. Je m’y rends encore de temps en temps de nos jours. Un autre refuge. Je continuais de m’accorder du temps pour entrer pleinement dans cette messe que l’on nomme maintenant de forma antiquior ou forme extraordinaire, j’avais devoir de l’approfondir encore, d’y être chez moi. Comme le saumon, j’étais retourné à la source de ma religion et je m’y abreuvais goulûment. Une rupture se produisit à Notre-Dame du Lys. Nul n’échappe malheureusement aux tourments les plus communs. Mais, un mal pour un bien, un jeune prêtre vint montrer l’exemple et ne connaissant rien à la messe de toujours, il l’apprît et la célébra pendant des années. C’est ce que j’ai appelé la génération Benoît XVI. Sous Jean-Paul II, il y a eu des prêtres formés traditionnellement qui sont devenus diocésains. Sous Benoît XVI, il y a de jeunes prêtres diocésains qui ont découvert la tradition de l’église sans aprioris, sans partisaneries et sans régurgitations. Il est probable que cette nouvelle génération, 3 et celle qui la suivra, seront d’une excellence que l’on a plus vue depuis longtemps. Il est probable qu’échaudées par les scandales, les vilenies et les sarcasmes, elles deviennent, non pas en nombre — encore que je n’en sache rien —, mais en qualité, le nouveau terreau tant attendu sur lequel poussera l’église de demain. Pendant vingt-cinq ans, je me suis promené d’une église à l’autre. Partout où le rite ancien était respecté et aimé. Du monastère du Barroux à Sainte Odile, de Saint Germain l’Auxerrois à Notre-Dame du Lys. Mais j’ai aussi renoué avec la messe d’après 1962, la forme ordinaire. Je l’ai à mon tour redécouverte dans ces certitudes. Il ne fallait surtout pas que je commence à régurgiter moi aussi ! Pendant un temps, je ne voyais que la jeunesse de la messe de saint Pie V et puis j’ai vieilli et me suis rendu compte de qualités certaines dans la messe de Paul VI, quand elle est respectée. Le souci est qu’il est impossible de critiquer la messe de Paul VI sans que vos opposants pensent que vous critiquez le concile Vatican II. L’étiquetage est un syndrome de la mentalité petite-bourgeoise française. Alors qu’en fait, il n’y a plus la messe de saint Pie V et la messe de Paul VI, mais la messe catholique sous deux formes. Moi qui avais aussi mes habitudes à saint Julien le Pauvre, j’aimais aussi la forme de Saint-Jean Chrisostome, je me coltinais quelquefois trois formes ! Quel bonheur que ces différences tant qu’aucune d’elles ne sombre dans la régurgitation. Il est toujours surprenant de voir à quel point les adorateurs de la différence en général sont si peu enclins à pratiquer la différence ; qu’ils soient chrétiens ou pas n’y change rien d’ailleurs.

Au fil du temps, je suis ainsi passé du monastère du Barroux, au monastère de Fontgombault au monastère de Solesmes. Et je peux retourner partout où Sa Sainteté le pape est, avec la liturgie, respectés. Je n’ai pas d’oeillères qui ne m’empêchent d’aller à droite ou à gauche. J’ai eu la chance de retourner au Barroux, il y a une dizaine d’années. Ou de croiser les bons moines lors de leur passage à Paris, à Saint Germain l’Auxerrois, il y a peu. Il faut avouer, et il ne s’agit que d’aveux, n’est-ce pas ?, que l’abbaye du Barroux a été comme une deuxième maison pour moi. Si je continuais ma confession, je dirai que Corpus Christi à Londres, le Barroux ensuite, pendant mes années nîmoises, et enfin Sainte Odile à Paris représentent trois lieux indispensables à mon humble témoignage chrétien, Notre-Dame du Lys aussi dont la permanence doit être louée. Tous ces lieux où le prestige et la beauté de la liturgie sont intacts. Je sais bien que pour certains ma conduite est anormale, pas assez partisane. Je sais que l’on dira que je suis trop éclectique. On m’en a fait le reproche déjà. Lorsque je passe d’une église à l’autre, d’un rite à l’autre, si la liturgie est respectée je suis heureux. Dans cette série d’articles que j’inaugure aujourd’hui, je souhaite faire participer de mon expérience de la vie liturgique et retisser comme une Moire un certain fil historique. Il n’y a rien de prétentieux et j’espère qu’au contraire on y verra une forte et saine humilité. Mon but dépend de l’intériorité : dire le parcours pour le mieux comprendre. Tenter de dire l’onctuosité, pari difficile, peut-être impossible. Un jour face à la liturgie, j’ai eu le goût de cette onctuosité. Je souhaite rendre à la liturgie et à son octuosité un peu de ce qu’elle m’a donné, ce que peut donner « la plus belle chose de ce côté-ci du paradis » (bienheureux cardinal Newman).

  1. Nouvelle Les Extravagants parue dans la Revue L’Ennemi : Londres Revisité. Editions Christian Bourgois. 1995.
  2. Dans High Hopes, 1988. À la fin du film, le couple amène la mère sur le toit de leur immeuble, celle-ci s’exclame : « This is the top of the world » (c’est le toit du monde).
  3. Article de Jean Mercier sur son blogue de La Vie, L’habit de lumière, en date du 29 juin 2012.

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