Antigone, insoumise et intime (1/7. La famille)

antigone-900x599

1ère partie : la famille

Dès la première lecture d’Antigone, une ambiguïté s’installe dans l’esprit du lecteur. Antigone incarne-t-elle l’action ou la réaction ? Qu’est-ce qui meut Antigone ? La réaction n’existe jamais par elle-même alors que l’action n’a besoin de personne, elle se légitime dans l’acte. L’action inaugure toujours quelque chose. À la différence de ce qui est souvent dit ou cru, Antigone n’attend pas Créon pour être Antigone. À l’instar d’Electre pour la vengeance, de Nausicaa pour l’accueil, de Pénélope pour la fidélité, Antigone incarne le devoir. Elle est action, car elle sert : elle s’accomplit dans le devoir. Elle s’accomplit dans la servitude (feindrait-on d’oublier que servitude signifie « être esclave » ?). À la différence de ce qui est souvent dit ou cru, Antigone n’est jamais un individu. Elle ne se dresse jamais seule. Si la loi de Créon la pousse à l’action, et si celle-ci peut paraître une réaction, c’est seulement en surface, par simple chronologie.

Antigone ne change pas avec la loi de Créon. Antigone rappelle au tyran ce qui le précède et ce qui lui succède, ce qui le dépasse. Antigone ne se soumet pas. C’est le cas des femmes dans l’antiquité, elles refusent toujours la soumission, et pour toujours rappeler une même obligation à la liberté. Antigone dit aussi que la différence entre la soumission et la servitude se nomme la vérité. Elle se satisfait à obéir à son devoir. Elle s’élève en agissant ainsi, car elle se pare des attributs que les siècles ont confectionnés avec sapience. L’acte d’Antigone a toujours existé, il s’est tenu tapi n’attendant que le moment propice. Son geste ne dépend pas de Créon, il dépend de l’intrusion. L’insoumission mande le refus de l’intrusion dans l’intime. Jean-Louis Chrétien écrit dans L’Effroi du beau : « la pudeur ne s’effraie pas de la proximité, mais de l’abolition de la distance qui ferait perdre la proximité. » L’intrusion est une impudeur, un viol. Mais l’insoumis, avant d’être insoumis, porte en lui, en l’ignorant parfois, les qualités de l’insoumission. L’impudeur le viole et le révèle. Antigone révèle son insoumission par un simple geste, un geste hérité de l’éternité, un geste qui sépare l’homme de l’animal : l’inhumation du corps d’un être aimé. Si ce geste arrive après la décision de Créon, s’il semble être une réaction, il est bien plutôt une action : le déploiement d’une force connue de long temps qui vient protéger ce qui ne peut subir le sacrilège.

À la différence de ce qui est souvent dit ou cru, Antigone figure un animal de tradition et s’affranchit de tout esprit révolutionnaire. Elle assume une généalogie. Son nom signifie anti, « contre », ou « à la place de », et gonê, « descendance ». Antigone vit avec son époque, son passé. Elle a accompagné son père jusqu’à ses derniers jours. Elle a été ses yeux dans Œdipe à Colone, quand il ne cessait de geindre et de s’apitoyer. Antigone a appris que l’apitoiement est toujours une réaction. Elle l’a entendu déclamer : « Ô mes enfants, où donc êtes-vous ?… Sur vous aussi je pleure… Quand je songe combien sera amère votre vie à venir et quel sort vous feront les gens… Quand vous atteindrez l’heure du mariage, qui voudra, qui osera se charger de tous ces opprobres faits pour ruiner votre existence, comme ils ont fait pour mes propres parents ? Est-il un crime qui y manque ? Votre père a tué son père ; il a fécondé le sein d’où lui-même était sorti ; il vous a eues de celle même dont il était issu… Qui dès lors, vous épousera ? Personne ô mes enfants, et sans doute vous faudra-t-il vous consumer alors dans la stérilité et dans la solitude… » L’égoïsme d’Œdipe effraie. Il semble toujours si faible. Il ressasse, se morfond, s’apitoie sans cesse. Il lasse. Il subit. Tout Œdipe qu’il est, de quel droit ôte-t-il tout avenir à ses enfants ? Ou bien s’agit-il d’une prophétie ou bien d’une malédiction ? Dans tous les cas, il fait porter ses crimes à ses enfants. Et il continuera encore plus tard en damnant ses fils, véritable source de l’action d’Antigone. Comme si celle-ci ne s’était jamais détachée du service de son père, même après la mort de celui-ci. N’y a-t-il pas là un début de compréhension ? Il est rare de dire d’une famille qu’elle est une engeance. On ne la choisit pas. La famille n’est pas un groupe. Elle n’est pas un rassemblement ou une émeute. Rien de la psychologie des foules ne s’y applique ou alors ce n’est plus une famille, mais une mafia. Ce n’est pas aux pères de dire l’avenir de leurs enfants. Les pères sont là pour éviter les chausses-trappes, pas pour les annoncer ou les prédire. Œdipe s’est enferré dans le piège de la réaction. Dès qu’il rentre de Delphes, il n’en sort plus. C’est sa prison. Il ne fait que réagir. Il se dit « qu’il faut faire ». Il perd tout sens de l’action. Il ne se fait plus confiance. Lorsqu’il y a volonté d’expliquer la fatalité, il est important de se souvenir qu’elle naît et se nourrit de la réaction. Il est impossible d’expliquer Antigone sans parler de son père. C’est le passage d’Œdipe à Colone à Antigone. La fille comme enfant devrait parler de sa mère, mais elle est absente, et pour cause, comment parler de sa mère qui est sa grand-mère ? Aristote répond : « Ne pas signifier une chose unique, c’est ne rien signifier du tout, et si les noms ne signifiaient rien, on ruinerait tout échange de pensée entre les hommes, et, en vérité aussi avec soi-même : car on ne peut pas penser si on ne pense pas une chose unique ; et si on le peut, un seul nom pourra être assigné à cette chose. »1. La mère est le lien naturel là où le père est le lien social. Antigone ne sait pas comment parler de son lien naturel puisque ce lien lui rappelle le péché, l’inceste d’Œdipe. Antigone avait tout pour devenir révolutionnaire plutôt que traditionnelle, mais il lui manquait un attribut essentiel : l’envie.

Antigone n’est jamais un individu, c’est toujours une personne. Elle ne rentre pas dans cette dualité moderne, dans cette vertu moderne qui s’affirme dans la seule possession, croyant que la possession détermine et supplante l’avoir, et prenant comme un scandale permanent tout avis contraire. Antigone est et a. Antigone possède un corps et un esprit, mais elle est aussi ce corps et cet esprit. Ce constat éteint les velléités de s’approprier son corps. Il n’est pas possible de détenir ce que l’on est. Tout au moins cela change-t-il radicalement l’idée même de possession car cela amène l’idée que l’on est possédé par ce que l’on possède. Avec le drame de ses deux frères entretués, Polynice en attaquant Thèbes et Eteocle en la défendant, Antigone saisit l’événement et prend fait et cause. Antigone fait corps avec son passé et son présent. L’expression « faire corps » nous dit quelque chose d’Antigone, car elle inaugure et donc s’expose, se révèle, s’affiche même. Sophocle ne nous dit rien de son aspect physique ; il est facile, peut-être trop d’ailleurs, de l’imaginer menue. Antigone a épousé le devoir très tôt. Elle a guidé son père. Elle a éprouvé sa douleur et aussi son emmurement. Elle a été ses yeux. Elle, qui a eu une mère-grand-mère, s’est occupée de son père qui est donc aussi son demi-frère comme d’un grand-père au crépuscule de sa vie. Il est aisé de voir à quel point le tragique ou ce que l’on appelle comme tel est moderne. Au début de la tragédie, elle veut encore agir avec sa sœur Ismène. Elle la travaille au corps. Tout ce que fait Antigone est intense et physique. Irène Papas dans le film de Antigone travaille donc au corps Ismène, elle lui explique l’enjeu de la situation. On l’imagine tendue vers sa sœur. Des personnes menues peuvent ainsi avoir une présence physique qui dépasse considérablement leur gabarit. Antigone paraît un rempart devant sa sœur, un rempart armé de pied en cap, un rempart dont la force dépasse l’entendement. Ismène plie et ploie devant cette présence. Antigone met toute cette force qui tonne derrière ce rempart qui est son corps et qui ne fait qu’un avec son corps, elle semble immense, gigantesque, surréelle, on la dirait possédée, ne demandant qu’à céder, c’est un rempart qui n’en peut plus de contenir toute cette force qui tonne.
Antigone : C’est mon frère — et le tien, que tu le veuilles ou non. J’entends que nul ne soit en droit de dire que je l’ai trahi.
Ismène : Mais, malheureuse, si Créon s’y oppose !
Antigone : Créon n’a pas à m’écarter des miens.
Ismène poursuit avec un discours de lamentation sur le malheur qui frappe leur famille depuis toujours. La vacuité guide Ismène. La vacuité est liquide, elle s’insinue partout, insidieuse et sûre de sa force dévastatrice. Ismène est dans le registre de son père, Œdipe. Antigone la repousse. Antigone sait que Créon n’a pas autorité pour l’écarter des siens. Ismène confond le pouvoir, la potestas, et l’autorité, l’auctoritas. Le pouvoir l’effraie et elle le prend pour de l’autorité. C’est l’art des tyrans de savoir ainsi tenir leur seule pouvoir comme une autorité dissimulé derrière l’opaque écran de fumée de la peur, l’arme du démon. Antigone sait que l’autorité appartient aux dieux comme la foudre à Zeus, et que les rois ne peuvent que l’invoquer, s’y référer, mais surtout s’y plier. Antigone se laisse guider par son devoir. Le devoir se révèle imperméable aux jérémiades et sécrète une médecine efficace contre la peur. La vocation fermente sur le devoir. Et il s’agit bien de cela chez Antigone, de vocation. C’est ce qui trompe Atropos, la moire. Quand Antigone clame : « Je suis et j’ai ». Je joue de l’instrument que je suis. Union du corps, de l’esprit et de l’âme. Prenant conscience de cette individuation et de son pouvoir, Antigone sort de la chrysalide et devient papillon. Il est possible de considérer qu’il s’agit de la première rébellion d’Antigone ; rébellion dans le sens de produire de l’inattendu au sein de l’ordre établi, en respectant cet ordre établi mais en moquant le peu de qualités de ceux qui sont en charge de cet ordre en en affichant leurs faiblesses afin qu’ils se corrigent ; comme une conversion, donc.

À la différence de ce qui est souvent dit ou cru, la tradition oblige à une conversion permanente. Il n’y a de tradition que vivante, et vivre équivaut à prendre le risque de vivre. Antigone ne veut jamais cesser d’appartenir à sa famille, mais en son sein, elle décide d’exister, c’est précisément la vocation de la famille : donner un écrin qui permette l’accomplissement d’une vie. Ne doit-il pas en aller ainsi de toute personne dans une famille ? Comment cette nécessité se révèle-t-elle ? La vocation et le devoir ont parti lié. L’époque moderne à force de bâillonner le devoir et ses bienfaits a éteint la vocation. Antigone s’est tant éprise du devoir que la vocation n’avait qu’à poindre son nez. Il nous manque tout de même les minutes de cette conversion. Sophocle ne nous les donne pas. N’oublions jamais que nous sommes orphelins de l’oeuvre de Sophocle. Sophocle a écrit une centaine de tragédies dont huit nous sont parvenues. Sophocle a beaucoup écrit et si peu nous reste. À l’instar de ces inscriptions à Delphes : « Connais-toi toi-même », ou encore « Rien de trop » qui est pour une part effacée. Contre quoi les Grecs nous prévenaient-ils ? L’humanité est orpheline de tant de textes, tant de choses ont été divulguées pour ensuite être oubliées, perdues… Tant de choses nous sont montrées et nous n’y portons pas d’intérêts ou sommes incapables de les distinguer. Pensons ainsi à Jésus-Christ écrivant dans l’évangile de Jean (8, 2-11). Qui peut imaginer Jésus de Nazareth tracer des signes n’ayant aucun sens sur le sol ? D’autant qu’il y revient à deux fois. Alors que les scribes et les pharisiens lui amènent une femme surprise en train de commettre l’adultère, ils tentent de le mettre à l’épreuve afin de savoir ce qu’il préconise en rappelant que Moïse ordonnait la lapidation pour un tel crime. Et Jésus, d’une manière inattendue, se baisse et, du doigt, trace des signes sur le sol. Le verbe employé est grapheion. Alors les scribes et les pharisiens encombrés par cette attitude presque nonchalante, insistent et se voient répondre : « Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter la pierre. » Et alors Jésus se baisse à nouveau écrire sur le sol. Jean utilisant de nouveau le même mot grec pour définir l’action du Christ. Qu’a écrit Jésus sur le sol ? A-t-il dessiné le Ciel ? A-t-il défié Satan ? A-t-il composé un divin poème ? A-t-il énuméré les péchés des scribes et des pharisiens comme Saint Jérome le pensait ? Est-il pensable que Jésus ait tracé des signes n’ayant aucun sens sur le sol ? Ou alors cette incompréhensibilité aurait été la source d’une nouvelle compréhension ? Jean ne nous le dit pas. Peut-être Jésus lui a-t-il dit de ne jamais rapporter ses écrits. Nous restons comme des orphelins de ce savoir divin. Face à l’abime de la perte. Quelles sont donc les minutes de la métamorphose d’Antigone ? En l’absence de la centaine de tragédies manquantes de Sophocle, qui, peut-être, approfondissaient les liens de cette famille édifiante, nous tâtonnons. Nous imaginons Antigone. Ce qu’elle fut. Antigone trouve en elle les vertus. Des vertus qui ne sont pas absentes de son père. Mais Œdipe s’empêtre et s’abime dans son destin. Œdipe ne fait que subir et quand il décide d’arrêter de subir, il subit plus encore. Œdipe illustre la misère. Il est un anti-propos. Antigone ne subit pas parce qu’Antigone est adulte là où son père se montre en permanence infantile. Que signifie adulte avant l’époque moderne et sa cohorte de spécialistes créée pour éviter les conflits et amoindrir la prise de décision ; pour saper l’autorité, et donner toute puissance au pouvoir 2? Tous les hommes de cette famille sont infantiles. Seule Antigone est adulte. Ismène évolue les deux dans un état incertain, apeurée. Œdipe, Polynice, Eteocle sont des enfants dans les mains des Moires, elles s’en jouent et les manipulent à leur guise… Peut-être n’ont elles même pas besoin d’intervenir, ces personnages s’ils sont les plus nombreux dans le cours de la vie, ne demandent que peu d’attention tant ils réussissent à s’emmêler et s’entremêler sans qu’on n’ait besoin de les aider en rien. Les Moires connaissent les hommes, elles savent très tôt que ceux qui veulent échapper à leurs parents font des bonnes proies. Ils souhaitent ne pas être aussi parfaits ou imparfaits ; ils veulent être l’inverse, autre chose, loin de l’idée que leurs parents se font d’eux : le problème réside dans l’image mentale que les uns et les autres se créent des autres et des uns ; nous sommes poursuivis par l’image mentale, phantasmata en grec et phantasma en latin. Les moires raffolent de l’image mentale. Elles savent qu’elle emprisonne et livre pieds et poings liés leurs victimes. Les parents plaquent une image idéale là où les enfants répondent par une image repoussoir. Les deux images mentales ne se juxtaposent presque jamais ce qui provoque la langueur et les conflits. Souvent dans les familles règne ou le conflit ou le calme plat. Et tout aussi souvent, la famille passe d’un état à l’autre dans un grand et inéluctable mouvement de balancier. Mue quelquefois par l’action, mais plus souvent par la réaction. Et l’action qui naît d’une action n’est pas équivalente à l’action qui naît d’une réaction. La part manuelle et la part automatique de la vie apparaissent dans la famille, se croisent et se décroisent sans cesse. La part manuelle et la part automatique sont indépendantes de l’état de nature et de l’état de culture et elles se révèlent au moins aussi importantes. Personne ne prend en compte en compte l’imprédictibilité, aucun « spécialiste » ne s’y intéresse comme moteur central de la vie, car y réside la part incalculable de la vie ; le spécialiste ne vit que de statistiques. La part qui n’est pas de ce monde, cette part qui échappe à notre monde, oeuvre et façonne l’individu, sa volonté et son action. Le tissu organique de la famille repose sur la difficulté à articuler ces deux dimensions : individu et personne. La famille a ce rôle essentiel de montrer que l’individu existe dans la personne et que la personne ne cesse d’exister dans l’individu. Les intérêts s’affrontent, s’acoquinent, se méfient, se défient, se séduisent… L’époque moderne hait la famille car elle se veut fille d’Hegel, idéologue et sévère, où le pouvoir n’a de cesse de vouloir imposer son autorité à cet embryon de rebellion. L’époque moderne identifie la famille à l’endroit où l’individu doit cacher, refuser, ou même éradiquer sa volonté propre. L’individu est malléable. La société en fait ce qu’elle veut. Tous les révolutionnaires du monde entier et de toutes les époques ont toujours considéré la famille comme un îlot de résistance à leur volonté de puissance. Deux mondes s’affrontent depuis toujours : ceux qui entendent la famille comme le milieu naturel élémentaire pour apprendre à devenir une personne et ceux qui voient les relations organiques de la famille comme une calamité à détruire par tous les moyens, car porteuse de germes et de maladie dont la première consiste en l’emprisonnement de la liberté individuelle. Il ne faut pas confondre la racine et le rhizome. L’un ne peut vivre sans l’autre. Le rhizome est une forme de racine dont il tire son nom. Le lien entre la racine proprement dite et le bourgeon. Les tiges du rhizome s’avèrent souvent différentes petites ou grandes, donnant de nombreux bourgeons ou peu. Le rhizome symbolise à merveille la famille. Aucune de ses tiges n’est la même, mais toutes s’attachent au rhizome horizontal et fort qui convoie son petit monde de la racine au bourgeonnement. La famille apporte trois consciences d’appartenance : le lien avec le passé, le lien à venir, le lien qui ne peut être rompu. La famille apporte donc avec elle l’idée de la tradition qui se peut définir à travers ces trois états de conscience.

Dans la famille, la vision se fait comme dans un miroir. Saint Paul nous enseignait ce qu’est le miroir dans la vie chrétienne : « Lorsque j’étais un enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Devenu homme, j’ai mis fin à ce qui était propre à l’enfant. A présent, nous voyons comme dans un miroir et de façon confuse, mais alors ce sera face à face. » Que signifie voir comme dans un miroir, de façon confuse ? Évidemment il est difficile de savoir le mystère qui entoure cette formule, sinon tant de choses s’auréoleraient d’un halo de connaissance. Comme continue Saint Paul : « A présent ma connaissance est limitée, mais alors je connaitrai comme je suis connu. » (1 Cor, 13 12). Cette vue en miroir est le résultat de la perte du Paradis. Paul de Tarse nous dit qu’il s’agit d’une vision perdue que nous allons retrouver. Le miroir représente l’instrument par excellence des spiritualités, car il permet de voir ce que l’on connaît déjà sans le reconnaître, et il est l’instrument qui permet de voir et d’être vu. Ainsi Athéna vient au secours d’Ulysse quand il se réveille à Ithaque en répandant une nuée qui le rend invisible parfois, mais surtout Athéna lui « enjoint de ne regarder aucun être humain en face » comme si l’invisibilité ne pouvait être pleinement acquise qu’à la condition de ne croiser en chemin le regard de quiconque. Ainsi Françoise Frontisi-Ducroux 3 continue son commentaire : « Entre voir et être vu, la réciproque s’impose si rigoureusement que la meilleure façon d’échapper à la vue de quelqu’un est de ne pas chercher non plus à le démasquer soi-même : pour que l’œil d’autrui ne risque pas de percer le nuage d’obscurité qui vous enveloppe, pour demeurer ignoré jusque dans sa présence, le mieux est d’éviter de diriger vers autrui l’éclat de son propre regard, de se faire aveugle à qui ne doit pas, vous voyant, vous « connaître » ! » Voir, c’est être vu ! Dans la même veine, notons que Saint Paul a vu quand Dieu l’a aveuglé sur le chemin de Damas. « Je connais un fidèle du Christ qui, voici quatorze ans, a été enlevé jusqu’au troisième ciel — je ne sais pas si c’était avec son corps ou si c’était une vision, Dieu seul le sait. Cet homme que je connais bien a été enlevé jusqu’au paradis — je ne sais pas si c’était avec son corps ou si c’était une vision, Dieu seul le sait — et cet homme a entendu des paroles inexprimables, qu’on n’a pas le droit de redire. » (2 Cor. 12 2-4). Saint Paul est témoin de notre « vision obscure dans un miroir ». Œdipe « connaît » son forfait et s’aveugle. Ne retrouve-t-on pas ici aussi le Connais-toi toi-mêmeMais rien de trop ! Trop bien se connaître aveugle. C’est en voulant se connaître qu’Œdipe s’est abimé. C’est grâce aux liens de la famille qu’Antigone refuse l’aveuglement de Créon. Œdipe l’a appris de Tirésias, le divin aveugle : « Toi qui scrutes tout, ô Tirésias, aussi bien ce qui s’enseigne que ce qui demeure interdit aux lèvres humaines, aussi bien ce qui est du ciel que ce qui marche sur terre, tu as beau être aveugle, tu n’en sais pas moins de quel fléau Thèbes est la proie. » Et Tirésias de répondre de façon tout à fait claire pourtant, mais certainement trop claire pour que sa réponse puisse être reçu sans aveuglement : « Hélas ! Hélas ! Qu’il est terrible de savoir, quand le savoir ne sert de rien à celui qui le possède ! Je ne l’ignorais pas, mais je l’ai oublié. » Un peu plus loin Œdipe deviendra l’arrogant tyran qu’il ne cesse de repousser et d’être en même temps : « Tu ne vis, toi, que de ténèbres : comment donc ne pourrais-tu nuire, à moi, comme à quiconque voit la clarté du jour ? » Tirésias apportera une touche décisive à ce long dialogue d’Œdipe Roi : « Tu vois le jour. Tu ne verras bientôt plus que la nuit. » Œdipe continue ainsi de se répandre contre Tirésias et contre tous ceux qui l’affrontent pour, enfin, devenir clairvoyant : « Ainsi ne verra-t-il plus, dit-il, ni le mal que lors de son aveuglement que j’ai subi, ni celui que j’ai causé ; ainsi les ténèbres leur défendront-elles de voir désormais ceux que je n’eusse pas dû voir, et de connaître ceux que, malgré tout, j’eusse voulu connaître ! » Mais cela ne suffit pas complètement puisque plus loin, il implorera : « Vite au nom des dieux, vite, cachez-moi quelque part, loin d’ici ; tuez-moi, jetez-moi à la mer ou en des lieux du moins où l’on ne me voie plus… » Là où Œdipe choisit d’être emmuré en lui-même, Antigone acceptera d’être emmurée vivante. Là où Œdipe s’aveugle, Antigone cherchera par tous les moyens à n’être pas aveuglée par quiconque dans le discernement de sa vocation. Antigone finit emmurée, qui est un enterrement vivant, pour avoir voulu enterrer son frère, Polynice qui était mort. Œdipe et Créon pousseront l’un comme l’autre l’aveuglement à des hauteurs remarquables. Polynice et Etéocle s’aveugleront dans leur lutte pour le pouvoir de Thèbes et s’entretueront. Il n’est pratiquement pas une personne de cette famille qui ne voit son reflet dans l’autre à un moment ou à un autre. René Girard rode en permanence dans la tragédie grecque pour tuer la Phénoménologie d’Hegel dans l’oeuf avec sa théorie du mimétisme qui affranchit l’être de l’envie. Personne n’est par nature ou par culture corrompu ou perverti. Mais ce reflet que les personnages ne voient pas chez l’autre, ils ne le voient pas parce que leur vision est imparfaite, voilée, obscurcie, souvent par narcissisme. Tout est similaire, mais rien n’est pareil. Des détails font perdre le lien de la ressemblance. Les liens au sein de la famille attisent tous les sentiments humains avec une parfait réciprocité. Du pire au meilleur et vice et versa. Les sentiments les plus extrêmes associés aux personnes les plus différentes obligent à une souplesse permanente, à une ivresse solide. L’amour doit être le premier lien entre les personnes et il est le moins exploité. L’amour est ce dont l’homme parle le plus tout en n’en sachant rien. Saint Paul le dit explicitement : l’obscurcissement concerne l’amour. « Voir face à face » signifie voir, connaître, comprendre l’amour ; embrasser l’entièreté de l’amour. Naître, c’est intégrer une famille et entrer en apprentissage de la vie. Il est impossible d’apprendre la vie sans devenir une personne ; devenir une personne équivaut à devenir un animal social, donc politique. C’est l’aspect qu’avait retenu Anouilh dans son Antigone. Il n’y a pas de familles sans concessions, mesquineries, tromperies, indécences, vulgarités, animosités, suicides : il faut tuer un peu de soi et mettre son moi à mi-temps pour s’inscrire dans une famille. Il est possible de donner en exemple la docilité des Asiatiques à l’apprentissage : pendant de longues années, ils sont ramenés à l’état d’apprenti chaque seconde de leur existence. Aucune ligue ne s’élève devant cette façon de faire, car chacun reconnaît que l’humilité est la source dont peut jaillir les fondations d’un travail soigné, d’un savoir-faire. Et aussi parce que cette humilité donnera toujours le goût de remettre le travail sur l’établi, signe d’un artisanat véritable. Humiliation est le grand mot de la famille, avec humilité. Une question de perspective donc. Antigone a tout appris de son père puisqu’elle a été ses yeux. De cette intimité, Antigone a tiré un enseignement : tous nos actes sont perpétrés sans en connaître les conséquences. Un remède radical contre la volonté de puissance. Et les conséquences de nos actes n’attendent pas forcément notre vie pour se révéler ! Œdipe pourrait presque être heureux pour lui et pour sa famille que toute sa forfaiture ait été révélée de son vivant. Antigone sait que l’homme ne doit pas croire en sa seule volonté. Là aussi il s’agit de pouvoir, qui se gonfle de sa superbe. La seule volonté se pervertit, elle se corrompt, elle s’enorgueillit. La seule volonté investit l’espace dès l’oubli d’une puissance supérieure, l’autorité. Tous ceux qui agissent en politique sans se référer à une force supérieure se fourvoient. C’est une leçon d’Antigone, l’une des lois oubliées qu’elle redore et fait briller. Tous ceux qui voudront changer par leur seule volonté, les inégalités ou les injustices (l’inégalité, c’est l’injustice plus l’envie) se confronteront aux conséquences de leurs actes : c’est-à-dire placer d’autres injustices à la place des précédentes s’avérant parfois bien pires. Ce qui est appris enfant ne cesse pas d’exister adulte. Ce qui est appris enfant se transforme en adulte, mais il continue de vivre dans l’adulte. L’homme est l’origine de la tradition, et la tradition originelle.

Antigone saisit son intimité comme remède au pouvoir comme une allégorie de la vie intérieure. L’intimité tisse une relation particulière avec la féminité ? L’intimité appartient à l’intériorité. L’intimité vit en silence, elle s’adosse au secret, à la profondeur de la personne. Œdipe perd pied, car il n’a plus d’intimité, il lui semble que tout de lui est connu et surtout le pire, que ce pire couvrira de son ombre la parcelle de bien qui continue d’exister en son sein. L’intimité violée marque la fin de notre humanité. Antigone accomplit son devoir. Elle prend soin de son père vieilli et affaibli. Se vouer au devoir, servir, impose et fortifie l’intimité. Armée de l’humilité et de l’intimité qui souvent voyagent de conserve, Antigone va s’adresser aux dieux et va entretenir un dialogue permanent avec eux. Elle ne se met pas à battre l’air de ses bras et à haranguer Zeus pour se venger de toutes les avanies que son père a reçues… L’égalité est souvent l’autre nom de la vengeance et se croit synonyme de justice ; l’égalité a remplacé l’équité qui se voulait une extension terrestre de la justice divine. Antigone entend faire cesser le vacarme. Elle est une ode à la famille, et donc une ode à la tradition. Elle comprend que les sacrifices demandés par les dieux ou créés par les décisions arrogantes et tyranniques de son père ne sont rien comparées au sacrifice de soi, que lui seul peut racheter l’ensemble de la partition maudite. Antigone sait aussi que les lois des hommes n’ont pas d’autorité, que l’autorité est transcendante quand le pouvoir est immanent. Caïn veut savoir à quoi il a droit en cédant à sa volonté de puissance, il s’adresse à Satan en lui demandant s’il est heureux. Satan lui répond : « Je suis puissant. »4 Ce qu’Antigone voit encore comme dans un miroir, Créon en confondant autorité et pouvoir va finir d’en dissiper les nuées. Voici, non la lutte finale, car les hommes oublieront toujours pour avoir à se souvenir, mais la bataille finale. Antigone va étreindre sa vocation et lutter pour ce qui en vaut vraiment la peine à ses yeux, ce pour quoi elle a toujours vécu sans le savoir, ce qui lui paraît le plus naturel : la tradition ; la balance entre l’autorité et le pouvoir. C’est ainsi qu’Antigone entre en politique.

  1. Aristote, Métaphysique. L.IV, 4
  2. Christopher Lasch, Un refuge dans ce monde impitoyable
  3. François Frontisi-Ducroux, L’œil du Miroir
  4. Lord Byron, Caïn

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.